Commentaires et critiques



       

  (Jacques Rabémananjara)

 

 

       

Théo Crassas
Le guetteur de l’ allégresse inapaisée

       

Étonnant Théo Crassas! Je ne le connais pas, ne l’ ayant jamais rencontré. Mais je me suis pris de sympathie pour cet auteur d’ une fertilité de surdoué. Les titres de ses recueils, toujours inattendus, souvent vibrionnants, n’ont pas manqué d’exciter ma curiosité. Sa propension au culte des couleurs hautes m’a également frappé.
Fleuves De Pourpre, Algues Rouges, Chants De Palissandre, Peau D’ Anthracite, Voix De Safran, Galions d’Or, Tourbillons De Colibris, autant de tonalités porteuses de luminosité, de brisures de soleil ou de diamant.
Ici rien de terne ou de racorni. Rien n’évoque la grisaille ou la brume. Tout est généreux. Tout est disponible pour la grande parade de la vie. La succession des jours, l’enchaînement des heures ne devrait être qu’une cascade de réjouissances, une guirlande de fêtes ininterrompues.
Théo Crassas n’a qu’une vision des choses et des êtres:
de la conjonction de sa rétine avec l’éclat ou le reflet de l’objet en perspective se déclenche aussitôt, chez lui, comme un déclic électrique, un flot de lyrisme d’une fluidité de grand fleuve.
Tout lui sert de source d’inspiration. Sa sensibilité hors pair de poète en état permanent de transe lui permet de percevoir, de capter le symbole de chaque approche: le contact, le choc visuel ou sonore ainsi opéré fait jaillir l’étincelle de la strophe et annonce la ligne mélodique du poème. Tout découle de cette impulsion première qui dicte à Théo Crassas le ton et l’allure de l’œuvre en gestation. Il devient le magicien de ses propres mots. Ces mots, parfois les plus ordinaires, voire vulgaires, prennent, par on ne sait quelle transmutation des valeurs, soudain une texture nouvelle, un sens inédit, une virginité ineffable: croupe, fesse, vulve.
Tout le corps de la femme fait l’objet d’une exploration presque mystique du poète. La hanche, en particulier, est promue au rang d’une particule d’une divinité à part entière. Théo Crassas n’a plus qu’une ambition:célébrer les merveil-
les de la chair qui donne tant de prix, tant de délice à l’existence et qu’elle embellit par les charmes dégagés de sa propre substance. Les merveilles de la chair!!!
Avec Théo Crassas est clos le temps des larmoiements romantiques, le temps des sanglots longs des violons. Il se veut être le chantre de la joie, le guetteur de l’allégresse inapaisée.
Théo Crassas m’a envoûté d’emblée par la force et l’ampleur d’un souffle à large envolée. Tantôt la cadence d’un ouragan des tropiques comme un hymne à la création de Haendel à travers les mythologies et les utopies de tous les pays, les légendes de tous les habitants de la terre. Tantôt l’exaltation sensuelle de l’anatomie de la planète condensée dans la beauté du corps féminin qui semble constituer l’incarnation centrale de l’univers.
Grâce au prodige de sa vaste culture, Théo Crassas nous livre aisément le secret des affinités insoupçonnées qui relient entre elles les surgences de nos grands points géographiques. L’Himalaya fait des signes de complicité à la cime du Fujiyama. Les Alpes lancent des panaches de neige sur la vulve en feu du Bonabo indonésien et le Vésuve éternue pour sortir de sa léthargie immémoriale le Karthala de l’Océan Indien.
Par la vertu de poèmes aux emprises inépuisables, Théo Crassas nous promène d’une cité à l’autre sur les bords de tous les continents. Chaque port révèle la trace d’une fable à moitíé enfouie dans les entrailles de l’histoire ou d’une aventure héroïque en passe de tomber en désuétude. Ici la Joconde, parée de l’énigme de son sourire, donne l’accolade à la dame d’Elche. Là, Sakountala embrasse la cuisse lisse de Sapho l’incomparable. Plus loin, voilà Elvire qui rêve sur les rives du lac Titicaca, au moment où Eurydice, en délire, se démène aux portes de l’abîme et que la fille d’Hérodiade s’apprête à dénouer des pas de salegy madécasses sur les marches du Forum. L’or de Golconde continue de mûrir sous la masse opulente des héliotropes de Tamatave et les jambrosas et les jacarandas en fleurs, tout de pourpre, tout de jaune et tout d’azur, embaument les minces sentiers qui mènent dans l’île de Cythère, sur la piste sinueuse des grottes interdites.
Quant à Théo Crassas, il demeure imperturbable et se montre délicat dans l’énoncé de ses prémonitions. Il se choisit une stratégie d’approfondissement pour la sélection de ses invocations rituelles. Il se prête volontiers avec grâce à la fin de son périple de troubadour anachronique L’horloge sonne pour lui au sommet de l’Olympe.
C’est donc pour lui le moment de l’apothéose, comme pour un général romain l’heure du triomphe. Sa Méditerranée ancestrale déroule à ses pieds les fastes de sa transparence d’été. De quel décor, de quelle ambiance peut-il encore rêver pour se féliciter de ses incursions hardies sur la frontière de l’extase, pour nous familiariser avec ses scènes d’envoûte-
ment comme avec ses séances de prestidigitation orphique?
Il ne lui reste plus qu’à déployer avec fierté et les enseignes et les enjeux de sa voyance de prince héréditaire des mystères d’Eleusis. L’anse étroite des Thermopyles résonnera toujours des bruits d’épées et de lances des guerriers les plus vaillants:Théo Crassas prend plaisir à y suspendre le plus rare de ses trophées, l’ex-voto, apanage
de la nymphe callipyge.
Or, il a l’art de nous combler par l’audace de ses surprises. Une Vénus au teint d’anthracite s’avance sur l’esplanade et s’offre à nos regards éblouis dans l’apparat de sa nudité native, toute rayonnante de perles et de gouttelettes de lune. Toujours à la recherche de son écume libératrice, elle nage voluptueusement dans les eaux turquoises de la Baie d’Antongil et, déesse en mal d’errance et de nostalgie,
elle nous entraîne, imperceptible, vers le large, vers des horizons de plus en plus lointains, vers l’inconnu sans visage et sans limite.
J’aimerais, pour terminer, vous engager à lire à petites doses, à méditer avec minutie «Chants de palissandre» et «Peau d’anthracite»:il semble que Théo Crassas ait soigné avec la ferveur d’un bénédictin l’entrée en librairie de ces deux ouvrages et qu’il en ait privilégié la densité émotionnelle, grâce à la pesée, à la chaleur et à l’onction d’une triple charge d’incantations cosmiques. Dès lors, toute préface est superfétatoire.

       

Jacques Rabémananjara
Paris, le 12 février 2002