Commentaires et critiques



       

  (Alexeï A. Chestov)

 

 

       

UNE LECTURE RUSSE DE THEO CRASSAS


Par Alexeï A. Chestov

       

Cher poète,

J'ai trouvé «Sang Romain», «Chair d' hirondelle», et «Islam» sur les Quais, à Paris, et désireux de m'enquérir de tel ou tel de vos titres, j'ai lancé à tout hasard votre nom sur Internet, où l'on trouve à peu près tout, et je suis tombé directement sur votre site, très bien fait,et qui m'a donné un panorama assez exhaustif de votre production et de votre personnalité. Quel immense poète! J'espère au moins que vous le savez.Et que vous le sachiez ou pas assez, il faut que cela soit su ou proclamé bien haut, aussi loin que possible. Merci à la Providence d'avoir mis ces vers sur mon chemin d'un très bel été. La saison, pour vous lire, n'est pas indifférente, je crois?

Quelle révélation! Quelle puissance, quelle GLOIRE SYMPHONIQUE! Alors que je me croyais blasé de poésie contemporaine si décevante au plan image, mélodie, etc., et de poésie tout court. Chez vous, on va d'admiration en admiration! Cela me rappelle la première fois où j'ai lu Crime et châtiment de Dostoïevski, il y a bien longtemps de cela: c'était toujours plus fort, plus époustouflant, au fil des chapitres. Chaque chapitre se terminait sur un nouveau coup de théâtre, et faisait monter le livre à un nouveau niveau, ahurissant.

Vous, c'est la même réussite:chaque vers, prestigieux, fait monter le précédent encore plus haut, jusqu'à la clausule finale. Sauf qu'on ressort revigoré de votre recueil, à la différence de Dostoïevski, épuisant, et l'on regarde du coup, d'un autre œil, dans la rue, les femmes dans la rue, les femmes bien pourvues, et on les aime encore plus, grâce à vous, en leur trouvant et leur donnant, à coup presque sûr, quelques-uns de vos prénoms. Vous leur rendez leur jeune et antique fierté. Merci pour elles. Vous me donnez, à moi aussi, la fierté de mes goûts, en matière de plastique et d'érotique féminines!

En tout cas, je n'avais jamais ressenti une telle émotion poétique, universelle, cosmique, puisant dans les profondeurs, depuis bien longtemps(mes premières lectures de Saint-John Perse). J'ai vu vos trois recueils et votre site Internet: vous êtes pour moi l'un des plus grands, pour l'instant, depuis Saint-John Perse(malgré sa rhétorique mécanique, qui ne m'est apparue qu'au bout de quelques années de pratique), Apollinaire, (malgré ses inégalités, si l'on veut bien lire ses poèmes en entier) et Maïakovski(que j'adore, lui,en revanche, jusque dans ses facilités, toujours foudroyantes et géniales). Quand on lit ces poètes, comme Dostoïevski romancier, on a l'impression de ne pouvoir monter plus haut et que le reste n'existe même plus.

Nous aussi, en Russie,nous sommes las du minimalisme, parvenu chez nous avec le retard de coutume(30 ans, je pense), mais d'autant plus servilement suivi. En vous lisant et relisant jusqu'au vertige, j'ai eu l'idée suivante, un peu folle:pourquoi ne pas organiser une sorte de front anti-minimaliste, au besoin international(nous aussi, nous avons nos sous-revues hyper-minimalistes, à Moscou et surtout dans la parisienne Pétersbourg!):une dizaine ou une quinzaine de bons poètes, avec un peu de théorie, et dont vous pourriez fournir un exemple, le bastion, l' «acropole»(!), cela pourrait suffire à affirmer ce front. Des partisans de la Grande Porte de Kiev(Moussorgski), bien dans le prolongement de l'ampleur de l'espace, de la folie, de la grande santé slaves! Le calme majestueux que l'on ressent chez vous, face à la plus haute beauté, mais c'est le calme de l'œil du cyclone force 5, qu'entoure le plus grand cercle des plus démentes et cosmiques absorptions!

Bref, vous rendez énormément en russe, croyez m'en! Car c'est une langue par nature capable de grandes courbes mélodiques et d'une large épaisseur harmonique, due à l'amplitude des intervalles autant qu'à la solidité de ses accents toniques successifs. Très bon pour vous! Vous semblez être fait pour ça et avoir écrit pour ça!

Vous seul pouvez être, autant que notre Mahler (symphonie «des Mille» No 8, voire symphonie No 3: même universalisme de pensée, même largeur orchestrale), notre Chostakovitch: celui, par exemple, de la symphonie No 11, pour sa puissance rythmique et son ampleur symphonique.Il faut l'avoir écouté jouer en direct- le disque ne peut donner une idée valable de la chose. Il y a de quoi en ressortir heureux et furieux pour trois jours, comme cela m'est arrivé à Novossibirsk, il y a trois ans. Un peu ce qui m'est arrivé après vos trois recueils et aussi le choc de votre site Internet.

Il y a du mage en vous. En d'autres temps, plus hellénistiques, les poètes-satrapes, démiurges et souverains, on les portait sur des trônes à dos d'hommes parmi les acclamations de la foule, dans les rues d'Alexandrie. On ne risque pas beaucoup de se tromper à vous promettre un renom international, qui honorera tout ensemble, et la France et la Grèce, même si je devine qu'il ne doit pas être facile de faire retentir son vers depuis la Grèce. À la France comme à la Grèce maintenant de vous mériter!

       

ALEXEÏ A. CHESTOV

De passage à Paris, le 31 août 2005