Commentaires et critiques



       

  (Jean-Paul Gavard-Perret)

 

 

       

À l'extrême pointe

       

Rien n'est requis du réel pour fonder le poème que l'insoupçonnable forme des choses, ou plutôt celle qui leur «survit». Encore faut-il qu'un langage ait le pouvoir mystérieux d'inventer cette survivance que l'on retrouve chez Crassas dans la magnificence de chants, d'odes où l'ampleur les emporte, telles des laves bouillonnantes. Se découvre ainsi la capacité du poète au perpétuel émerveillement face au poids des choses. En marche vers la grâce d'horizon dans une versification où la variation rythmique prend une valeur cosmique, Crassas rappelle que le monde est non seulement notre héritage, mais notre accès à l'être et que, dans une certaine mesure, nous lui ressemblons ( ce qui ne laisse peut -être rien de préjuger de bon pour l'avenir de l'espèce humaine,sauf si cette nature humaine est habitée des certitudes que le poète nous inocule...)

En une richesse mélodique rare, par des accents intimes, mais où jamais la propension du moi ne se déploie, Crassas avance ainsi dans le chant, en des lignes mélodiques premières, mais il ne néglige ni les secondes ni les tierces. Préférant généralement le vers court -plus juste -à l'alexandrin -trop extérieur-, l'auteur fait de sa poésie non le reflet de la réalité, mais le reflet de son reflet, car il a toujours compris que le texte n'a pas à le singer (décrire) mais à donner un tournoiement de molécules vibrantes à travers une liberté de visions qui rompent les amarres avec les choses vues.

       

 

       

Commentaire de Jean-Paul Gavard-Perret

sur Pèlerin de l'Aurore, daté du 04 Mars 2005.

       

Les poèmes de Théo Crassas provoquent toujours une sorte d'enchantement. Leur caractère érotique crée ainsi le plus puissant des charmes. Le poète nous rappelle ainsi que l'amour charnel -même lorsqu'il n'est que fantasmé- plus que tout autre thème humain provoque toujours une embellie, surtout lorsque l'éros ne se développe pas en simples gesticulations de gymnaste. Crassas n'a donc cesse de célébrer l'amour des corps et par les corps, il le magnifie. Au corps féminin, le poète offre ainsi non la sublimation, mais une élévation comparable à celles que, dans la croyance des anciens, les dieux accordaient aux beaux cadavres de leurs maîtresses, quand ils les transpor-taient au ciel pour les changer en étoiles.

Le poète détaille la femme, la blasonne sous divers aspects avec un goût viril, mais tout autant respectueux de qui elle est avec, en sus, une sorte de faim fraternelle qui n'illustre pas moins l'amante que l'amant comme le souligne par exemple «les noces d'Aphrodite et de son amant» en «Hommage à Déméter divinité terrestre de la fécondité et des blondes moissons, celle qui s'incarne dans le pain de chaque jour».

Existe ainsi un perpétuel jaillissement d'images qui ressemble à une sorte de feu d'artifice luxuriant tiré pour célébrer la joie des sens et pour rompre la nuit où trop souvent le geste charnel reste pudiquement enfoui. Le feu de joie ici s'oppose donc à cette pluie de cendres dont tant de poètes se plaisent à recouvrir l'évocation du désir et des plaisirs amoureux.

       

 

       

Théo Crassas. Cité de la Luxure, Editions Encres Vives, coll. Encres Blanches. Colomiers. 16 pages.

Scribe sans visage, ombre (solaire) incertaine, Théo Crassas ne possède d'autre demeure que ce lyrisme particulier qu'il impose une fois de plus à son silence pour le briser en sa «Cité de la Luxure dont le dernier texte:

«Ode à Constantin Cavafy»
«Ni Occidental, ni Oriental
mais Hellène d'Egypte,
rameau d'un grand arbre antique»

est le point d'orgue. Chez le poète francophone -qui a élu la Grèce comme sa patrie de cœur et de vie- qu'on regarde loin derrière, loin devant ou dans le présent, on est pris par la clarté des soleils à naître ou ceux qui demeurent sous diverses formes dans leur maturité ardente.

Il existe ainsi- par le chant- une parole «magique» qui échappe aux fantômes et aux cliquetis des machines oppressives. C'est pourquoi chacun de ses livres- dans son innocence- devient celui des vertiges plus que des vestiges. Crassas creuse la lumière entre chaos et innocence surtout. Il voyage chaman dans le monde des esprits, dès qu'il fait l'amour, par exemple, à « une déesse qui danse» et touche au ciel très souvent, puisqu'il est grutier des nuées et s'élève au-dessus des montagnes couvertes d'oliviers.

À sa manière, il rêve de royauté et reste ce lascar sacré qui n'a pas peur de laisser filer le parfait amour à sa fiction avec la Fantaisie(au sens noble du terme). Il reste un de nos poètes inspirés qui de sa péninsule grecque nous envoie de ses nouvelles, sans nous asséner ses possibles maux d'être. C'est là plus qu'une exquise politesse: le don du plein,le in-sensé,c'est sa manière d'écrire l'impossible pensable dans une poésie qui excède l'événementiel pour faire de l'univers celui de la célébration en un corpus vibrant, conjonction du mot et de son tremblement désirant.

       

J-Paul Gavard-Perret


       

 

       

J.P. GAVARD-PERRET


VESTIGIAS RISUS

CRASSAS, «PEINTRE» DE LA RENNAISSANCE

       

Théo Crassas, La fin de l'Errance, Coll. Encres Blanches, éditions Encres Vives, Colomiers


Pour mieux se voir, la poésie de Crassas nous regarde.

Par sa charge d'inconnu et de rêve qu'elle suscite, un pas d'extrême avancée a lieu dans ce lointain, en cette proximité comparable à celles que l'on trouve chez les «vrais» peintres, mais, paradoxalement ici, la fraîcheur des couleurs en plus. Les formes des femmes nous enroulent et nous enrôlent dans une danse dionysiaque et en un soliloque joyeux, même si le poète évite à la fois toute approche narrative (de parlotte), figurative ou abstraite.

À travers ses odes, Crassas cherche encore les indices,les traces, la rencontre impossible, ce seuil infranchissable, ce désir du partage, mais, aussi, ce nécessaire écart que crée la poésie, parce que, par essence même, elle est l'art du silence -même si, ici, elle ne retient pas sa «langue». Alors, il faut s'en tenir à ce que le poète nous offre et qui tient d'une joie carnivore, même si la cruauté n'existe jamais et laisse place à une allégresse et une quasi jouissance.

Chaque femme du poème semble nous dire:

«Vous m'entendez?». Et on les entend, on les rêve presque, telles qu'à l'origine elle ont été imaginées par un poète qui ne compte pas que sur le gouffre sans fond, mais qui, au contraire, sait retirer ou condenser dans le bleu une sorte d'écume du vivant dont l'œuvre suit, à sa façon, le courant. Paradoxalement, dans le lieu du silence, on entend des voix. Il suffit, parfois, de sacrifier la vue d'ensemble pour un détail, afin d'éprouver cette dérive sonore que créent les rythmes des couleurs et des lignes des mots.

Voilà, donc, une œuvre poétique qui nous sort de la terre, qui ne veut pas creux ou vide. Quelqu'un de vivant parle à travers elle. Surgissent des corps aux bouches gourmandes, prêtes avec leurs dents à soulever leurs robes, afin qu'on revoit dessous un printemps qui découvre, non pas un gouffre, une faille, mais un sillon qui nous rappelle que, grâce à la poésie(du moins celle de Crassas), l'Histoire et la mythologie ne sont jamais closes. La poésie en est leur renaissance. Aussitôt, on dépasse l'arête des vérités d'évidences dites irréfutables, et qui réduisent la poésie à ce qu'elle n'est pas. Ici, dans l'excès programmé, quelque chose se dégrafe un peu plus, un autre départ a lieu. Oui, la poésie de Crassas est une poésie de l'été,avec ses fruits offerts, et non une ébauche mutilée de l'hiver où le ciel est sans oiseaux et les fenêtres aveugles.

Crassas demeure ainsi «activiste», il fait bouger les mythes, afin que la vie ne soit pas percluse de rhumatismes Contre ce qui étouffe, il nous offre un autre miroir- l'inverse des mirages. Il est fait pour choquer la peur du vide: il ne montre plus ce qui sépare, mais ce qui brûle. La poésie n'est plus blafarde, elle nous enlace dans ses sarabandes. Elle redevient une nécessaire errance, pour en marquer la fin, même si elle reste clouée aux quatre points cardinaux de l'espace que définissent ses «tableaux».

Les contempler, c'est penser le corps par effet de miroir, afin que, à l'intérieur, son inconscient soit fidèle aux images de condensation des rêves. Alors, les monstres dévorants deviennent soudain de braves bêtes à bon dieu et des femmes alléchantes qui nous rattachent au temps que l'éternité nie. Elles l'ouvrent, comme le poète ouvre son lyrisme pour une danse infinie du solstice d'été à venir!

       

J.P. GAVARD-PERRET.

19 septembre 2006


       

 

       

P. GAVARD-PERRET


PORTRAIT DU POETE

EN RÊVEUR INSOMNIAQUE.

       

Théo Crassas. La Fin de l'Errance. Coll. Encres Blanche, éditions Encres Vives, Colomiers.


De sa Grèce d'adoption, Crassas renouvelle, une nouvelle fois,et à sa manière, les mythes- cliniques de notre culture- afin que les pierres de l'antiquité s'élancent comme dans le vide, sans rencontrer la résistance d'un milieu qui les soumettrait aux exigences de la contingence et de l'expérience de la médiocre réalité. Le monde s'installe ainsi dans le rêve et au quatrième jour « le soleil luit dans le ciel comme un tigre moucheté de rubis de sang» afin que la terre respire. C'est donc bien le rêve qui fait tourner les lots et la terre et laisse défiler, comme une roue d'Ezéchiel, les femmes, elles mêmes filles de Vénus et amantes du soleil...

Mais, par la bande, la question que pose toutefois la poésie de «La Fin de l'Errance» est, d'abord, celle de savoir si l'on rêve ou non. Car Apollon est à la fois le dieu du jugement et celui du rêve. Mais, de fait, c'est bien le second que Crassas retient. Et il nous prouve que le rêve enferme la vie dans ses formes fixes. Le rêve casse les murs, se nourrit de la vie et suscite des lumières:lumières de toutes choses et du monde, lumière de nous-mêmes rendues visibles par le pourpre de l'ode, celui, par exemple, qui «illumine le havre d'Egine dont les lumières cillent au clair de lune mystique».

Crassas nous renseigne ainsi comment quitter les rives du jugement, afin d'atteindre l'île d'une ivresse qu'aucun tsunami ne pourra recouvrir. Le rêve n'est donc pas pour lui le parent pauvre du soleil, mais, féminisé, il devient la maîtresse du mouvement vital.

Et, si les groupes qui se sont intéressés aux rêves(psychanalyse ou surréalisme) sont prompts dans la réalité à former des tribunaux qui surveillent, jugent et punissent, Crassas se moque, par son écriture, de telles dégoûtantes manies.

Pour lui, le rêve éveillé devient verbe, devient femme et rebondit sur la pensée qui lui échappe. Il en va, donc, pour chaque poème de la «Fin de l'Errance», d'un rite de passage, d'un rituel d'adoration, d'un chant écarlate et incarnat qui déplacent les lignes des lieux habités, mais que nous dévastons.

Le poète n'a que mépris pour tous les chiens qui rampent, gardiens de l'insomnie, même s'il est, lui-même, un rêveur insomniaque. C'est pourquoi, chez lui, il n'existe pas de place pour la cruauté. Elle laisse la place à un état permanent d'ivresse dionysiaque, en ce pouvoir de la poésie à réorganiser l'ordre du fini dans l'infini. À sa manière, Crassas est, donc, un anarchiste au sens le plus profond du terme. Et sa vitalité poétique devient le rapport du corps aux forces qui s'en emparent, comme la femme conquiert le corps de la lune. Un tel corps échappe au jugement de dieu, car il devient dieu païen lui-même et cela n'est pas sans rappeler le projet de Nietzsche: définir le corps en devenir et en intensité comme pouvoir d'affecter et d'être affecté.

Toutes les œuvres de Crassas ne sont donc pas des combats contre la mort, mais des odes à l'amour. Et, c'est par cette propension que la poésie, en son flot, s'enrichit d'une puissance quasi instinctive ou pulsionnelle qui constitue son devenir. Crassas ne redoute jamais, en effet, de devenir la proie de celles qui, comme l'antique épouse d'Eaque sont des «maîtresses de vérité». C'est pourquoi, l'auteur peut épouser la Grèce, mais une Grèce particulière qui n'est plus celle des combats, mais celle de l'amour sous sa forme la plus douce qui vient, paradoxalement, à bout de toutes les «volontés de néant». Car la volonté de puissance prend chez le poète un tour particulier: elle ne se veut plus un maximum de pouvoir de domination: ce ne serait là -comme Nietzsche et Lawrence l'ont dit avant lui- que le plus bas degré d'une telle volonté. Pour le poète, la puissance est une idiosyncrasie de forces en passant dans les dominées qui sont, de fait, les dominantes.

C'est pourquoi, chez lui, la femme devient ce que Lawrence appelait un «symbole»: à savoir, un composé intensif qui s'étend et nous fait tournoyer, jusqu'à capter dans toutes les directions un maximum de forces possibles. Nous retrouvons là, l'essence de la matière à dire d'un poète qui éclaire de son verbe notre vieille Europe(qui n'a elle, plus rien de la déesse Europa) en train de sombrer dans ses doutes. Lire Crassas, c'est donc multiplier et enrichir nos forces, face au théâtre de la peste, par une autre scène: celle d'un amphithéâtre où les femmes en finissent avec le jugement des dieux. Répétons-le, la grâce du poète «exilé», c'est de renoncer à tout jugement, c'est appréhender jusque dans l'Histoire, ce qu'il y a de nouveau dans l'existence. Un tel mode de pensée inscrit, donc, bien ce que dit le titre: «La Fin de l'Errance». Il suffit de se laisser conduire sur le chemin de l'amour qui nous délivre de ce qui nous tue.

Alors, pour finir, on peut, même, appeler Spinoza à la rescousse, lorsqu'il affirme:«mon âme et mon corps ne font qu'un, ce qu'aime mon âme, je l'aime aussi», puisque le poète ne fait «que» lister ses amours séculières ou passagères, ses amours de rêve plus fortes que la médiocre réalité à laquelle trop de poètes censeurs veulent nous condamner. Plus besoin, alors, d'imaginer Sisyphe heureux: il l'est, quittant ses pierres pour d'autres rondeurs où s'enchaîner.

       

J.-P. GAVARD-PERRET

19 septembre 2006.


       

 

       

EROTIQUE DE THEO CRASSAS :
SI DIEU EXISTE C'EST UNE FEMME

       

Contre la surmatérialisation de la société, d'un monde représenté comme presque
parfait, mondialisé, lisse, officiellement lisse et moralisé, dominé par l'argent; les
messes sportives, les camps Disney, les maxi boîtes de nuit, les Nike et les magasins
Prada, la poésie aura toujours quelque chose d'intéressant à dire dans la mesure où, à la
matérialité du pseudo bonheur sécuritaire, elle offre sa dématérialisation à coup de
secousses lyriques qui sont autant de ratures contre ce qui n'est pas amoureux
mélanges de sucs, de sueurs, de liqueurs. Certes ce lyrisme peut devenir un
formalisme décoratif, mais avec Théo Crassas - lyrique parmi les lyriques - aucun
risque de nouvel académisme. La poésie chez lui n'est pas un ersatz qui la ferait entrer
dans la gamme des produits consommables prédigérés. L'auteur au coeur de l'érotique
fabrique non du sexe mais du langage et pas n'importe quel langage puisque chez lui la
répétition n'est pas obstination compulsive mais empreinte et cicatrice. Souvent en effet
le sexe - en poésie comme ailleurs - se limite à représenter une mise en scène en un
marketing de la réalité : à travers des voix poétiques, héroïnes et héros s'y bronzent, s'y
maquillent, jouent avec/dedans mais ne s'y engagent pas. Le jeu de la coulisse ne
produit que du loisir programmé capable à satisfaire le lecteur ou la lectrice par effet de
voyeurisme. Le sexe est à la fois vampirisé et colonisé, enduit dans une langue qui ne
fait que rappeler des faits ou des fantasmes et n'offre qu'un dressage (à tous les sens
du terme). Il faut donc au poète en plus de l'imagination, une stratégie pour s'inscrire
en faux contre une dimension qui peut le détourner de ses capacités à déchirer le tissu
des images. Peu des poètes réussissent cet exploit : soit ils tombent dans le suave, soit
dans le gaspillage érotomaniaque. Car dans le texte (comme dans l'absolu de
l'expérience transcendée qu'il peut sous-tendre jusqu'à s'ensevelir), il y a le néant et
rarement sa métamorphose. Il y a le bruit, jamais le silence dans le simple jeu des
doubles par des mots doublons. Chez Crassas il en va d'une autre manière de dire
l'échange et la jointure. L'auteur ne rassasie pas le penchant voyeuriste des lecteurs :
les mots ne sont pas des appâts pour exciter le ventre. L'érotique (plus que l'érotisme)
se développe de textes en textes, de livres en livres en des suites de védas afin - par
effet de prière à genoux devant la femme - de dire ce que ça cache, afin de perforer ce
qui résiste.
D'une certaine manière Crassas pousse à bout des expériences qui dégagent des
fadasseries à la mode. De manière spectrale, Crassas éloigne du réalisme et met à mal
les standards d'évocations : sa liturgie lyrique reste bien différente de ce qu'on a
l'habitude de lire. Certes elle peut surprendre car là où la langue tremble, mais sans
effet de cunnilingus, ce qui est dit, ce qui se passe déroge à un sens admis et
univoque. Reste par multiplication la soustraction . Demeure l'intouchée - l'intouchable
- au cœur de la prise textuelle. Où si l'on veut : 1 'hymne et la rupture. Derrière les
Sœurs du sexe, voire les chiennes mères vénérées, il y a Salomé, Hérodiade.
Demeurent la jouissance et souffrance, le froid et le brûlant. Par les variations, ce que
le musicien Morton Feldman appelait les "durations", il y a ce qui est dit d'essentiel :
d'une certaine manière à travers les femmes il s'agit de marquer, de leurs peaux
fuyantes, les étapes d'un recouvrement. Reste avant tout, derrière l'histoire, les
histoires, non l'événement d'amour mais l'avènement de l'écriture : Crassas pourrait
faire sienne la phrase de Schopenhauer "dans la poésie le seul événement c'est la
langue". Demeure la perfection de ce qui est visible par ce qui est dit. Car le poète sait
que même la plus simple image n'est jamais simple, et qu'il faut beaucoup de souffle
pour lui accorder du sens et voir ce qui se cache derrière ou dedans. Alors pour
creuser il faut répéter, ressasser afin de pousser à bout, de vider l'image. Prendre,
saisir, du désamour au désordre amoureux, le plaisir absolu, la petite mort qui fait aller
de tombe en tombe, qui fait franchir le monde ou bien tomber dedans en ces glacis où
tout bascule mais où tout est sauvé du chaos. Crassas ose donc aller où peu d'écrivains
osent aller. Poussant, plus loin que la clinique, une approche du corps : sans doute les
fantasmes peuvent-ils parfois y jouer et en jouir - c'est le lot, le prix à payer de tels
livres - mais il y a bien plus. Le lecteur n'est plus en état de pure exposition (excitation)
érotographique. Un déplacement a lieu, une frontière est franchie, une frontière même
dans la crudité du désir et celle de l'écriture.
Il faut ainsi parler de magie, de métamorphose là où pourtant où nous sommes au plus
près d'une expérience d'éblouissement, de blanchissement de l'échange sexuel. Livres
après livres, au sein de la pléthore, c'est non un "étouffement" mais une ouverture qui
a lieu. Pour mieux contenir la jouissance et voir ce que ça cache, il y a une
exacerbation de la langue qui devient le cercle orphique. Alors à travers l'auteur revenir
à Hérodiade, Salomé : le sentiment du corps. Et plus. Le corps. Spolié, vidé, rempli.
Nu. Vraiment. Au delà des apparences. Offert, retenu. Extatique, désertique, offert à la
panique par la "lit&rature". Il y a donc une sorte de viol, une sorte d'offrande aussi et
toujours la recherche par les mots du seuil d'une sagesse (sans quoi l'érotique n'est
rien que pur mécanisme). D'où le déchaînement, l'acharnement d'un poète qui ne
parle pas du corps, elle parie le corps. Qui parle son dedans contre le néant du dehors.
Alors ce nécessaire investissement, ce repons, : la poésie comme caresse et pénétration
contre la raison. L'atteinte. La fêlure d'être. D'où le lyrisme pour que "ça" éclate en
crue en explosion mais aussi en effusion.
Parler si l'on veut d'une histoire de peau, de "peaurnographie" : ce qui ce "monstre" en
des parcours initiatiques qui font passer de l'obscur aux murmures puis à
l'insurrection. Atteindre ainsi ce "moi-peau" dont parle Didier Anzieu car le plus
profond chez l'homme c'est la peau tandis que chez la femme on peut aller plus loin
par elle, à travers elle. C'est pour cela que dans les livres de Crassas le nom des
femmes s'écartèle, s'épèle, se ressasse jusqu'à la rupture. Le nom (aimé ou caressé
d'envies) n'est plus sangle abdominale mais il ouvre sur ce qui ne peut se dire ou sur
ce qui demeure habituellement caché et qui n'a rien à voir avec de l'exhibition. D'où
cette jonction, entre jouissance et souffrance, d'où cette nécessaire violence pour ne
plus mentir, pour transgresser les feintes et révolvériser l'espace entre soi et soi (plus
que de soi à l'autre), aboyer, aboyer dans une stratégie de l'insoumission et une sorte
de provocation sans doute. Avec Crassas on n'est plus ni dans le bonheur, ni dans le
seul humanisme. Contre le consolation des ersatz l'auteur remet le corps au centre de
l'enjeu poétique mais ne le transforme jamais en chair exhibée. Il n'y aura donc que
son dévoilement par des mots matières avant que mots de sens. Il y aura donc cette
palpitation du vivant hors de toutes poses sinon celles de la théâtralisation du plaisir. Et
les mots (pas n'importe quels mots) recherchés pour cette matérialité paradoxale : ce
n'est plus par eux-mêmes qu'ils peuvent faire jouir (entendez : crier), mais par leur
mise en scène, leur mise en musique. D'où ces textes qui semblent nous contenir
autant qu'ils nous sollicitent. D'où ce nécessaire écart et le contournement d'évidence :
contre l'inconsistance d'un dehors (informe, in-femme) ce corps solide qui permet de
se poser en soi (la forme, en-femme).
Contour du corps donc pour le contour des livres qui l'un après l'autre affirme : "je
suis en territoire - conquis - et non pas en territoire conquis". L'ouverture est donc
dans la langue : les mots qui sortent de la page, sortent du "caveaubulaire" (Prigent),
entre dans la musique étrange qui devient et conduite forcée et transport amoureux.
D'où cet écart majeur, cette dissonance : le langage du corps - que la psychanalyse
croyait saisir - l'auteur le fait rouler (nous enroule dedans) pour ruiner la parole
opératique au profit de la parole opéra, opération (j'ouvre). Car, répétons le, pour
l'auteur, les mots resteront matière avant d'être sens . C’est là la nécessaire traîtrise : la
langue par ce qui en échappe n'est plus de marbre mais son contraire. Feignant de
dresser des statues, elle joue un jeu plus subtil : elle fait voir tout ce qu'on cache sous la
cuirasse. Écrire donc par défaut pour voir le défaut de cette cuirasse lorsque la langue
ne se défausse plus, qu'elle est en "à-corps", meurtri(e), soulevé(e). Sans
masochisme, sans condescendance. Juste ce nécessaire écart. Et Crassas sachant
éviter la question de l'Amour. Qui peut savoir en effet ce que c'est que l'amour? Dire
l'amour serait en effet une affirmation noire. Aussi, contre lui, tout contre, l'auteur
ose enfin par la formule absolue, le dé-lie, l'absolu du corps : à ce titre il restera un
des rares à ne pas faire une croix dessus - pas même celle de Malévitch. Il convient
ainsi pour le poète de tenter la Genèse, de trouver d'une certaine manière non les mots
mais les noms. Chez lui - et contrairement à ce qui se passe chez Valère Novarina où
"le monde est appelé sans espoir d'être nommé" (Devant la Parole) - contre la mémoire
et la chronologie qui ne prouve rien, un imaginaire est à l'œuvre non pour modifier la
réalité mais pour l'accréditer. D'une certaine façon, il s'agit de recommencer la
séduction/fascination d'une scène primitive (qui rappelle sans doute une expérience
matricielle plus primitive encore) afin de voir par un retour au paradis perdu le
creusement des images et d'exprimer, à travers elles, la phosphorescence des émotions
et des sentiments.

       

 

       

APRES TOUT
ou
LE PIC DE ZANTE

       

L’erreur des poètes est souvent de se prendre pour un métaphysicien, comme si l’écriture était une science qui cherche ses preuves non en
son dedans, mais au dehors. Ils font de la poésie une «vue de l’esprit»
au moment où le corps est prêt à percer, mais cela la métaphysique qui renvoie la poésie à une iconographie, une enluminure, un rosaire,
ne le supporte pas. Heureusement, il y a des exceptions à la règle.
Crassas appartient à celles-ci, car sa poésie est plus, sinon une
vue, du moins une célébration du corps de celle
« à la croupe de rubis,
à la taille d’améthyste
et au sein semblable au vin noir
de Zante ».
Crassas n’est donc pas un métaphysicien raté mais un véritable poète
qui réussit sa passe: de partout, le fragment déborde, se décongestionne d’un flot de sensualité bordée, il est vrai, d’un appel à une union mystique.

Toutefois, en dépit de cette postulation, tout ramène et se recourbe sur l’ici-même, l’ici-bas, puisque la femme elle-même garde la
puissance « de ceps de vigne » qui rappelle « la terre féconde de Zakynthos », celle qui recèle (entre autres) dans sa matrice de femme
« la semence antique
de l’olivier hellénique ».

Les textes de Crassas demeurent, comme toujours, occupés par des mutations « architecturales » et sensuelles: ils sont autant de gestes, d’ouverture et d’états, mais aussi de danse pour illuminer l’existence
au nom de l’union rêvée. Dans le recueillement, l’écriture charge et décharge ce qu’on pourrait approximativement résumer par faire
le plein d’amour en soi, au nom de celui qu’on porte à la femme.
Et si chaque poème crée une sorte de situation-fantôme,
(rêve d’un rêve caressé), s’y découvrent pourtant les strates de projet de désir, d’appel des sens dans ce qui représente des épisodes
idylliques d’un monde enfin placé à l’intérieur de la vie
et avec l’ambition de ne jamais renoncer à elle.

La langue de l’auteur, en son lyrisme, refuse paradoxalement les lignes de fuite et même si rêve il y a, celui-ci prend toujours -dans sa matérialité terrestre- l’aspect de cohérences construites. C’est ainsi
que le rêve lyrique ne ment pas, il instruit et construit contre les fausses perspectives délétères quelque chose qui se crée et existe
par la force même du langage. C’est par lui que tout germe,
qu’une érection a lieu dont le jet précieux inonde, non seulement
la chair des fesses de l’aimée « polies par le sable de la plage »,
mais rejoint le ventre de Lakshmi, déesse hindoue de l’amour et de la beauté.

Nous retrouvons ainsi l’érotisme si particulier de l’auteur qui est
toujours une sorte d’équilibre entre l’horizontalité et la
verticalité, le creusement et l’explosion verbale qui cercle, sans
pouvoir le retenir, ce nouvel ordre amoureux où le corps
s’empale sur l’âme -mais l’inverse aussi. Surgit donc une essentielle
résistance à la conceptualisation qui prétend dominer avec ses notions de sens et de contenu, de signifiant, de métonymie ou de métaphore,
de vérité, bref avec ce bric-à-brac philosophique en deçà ou en
delà de la poésie qui caviarde ce qu’elle est vraiment:
une ouverture.

Les poèmes de Crassas deviennent des tableaux en fouillis étudiés
mais dont la musique n’est pas absente: des mandolines mystiques,
des couples tapageurs jouent un sampling poétique puisant aux bruits du monde de nécessaires syncopes, des harmonies pour un opéra
des sens. Dans chaque poème, pas moyen d’éviter le plaisir,
même s’il reste comme en suspens, car ce qui compte avant tout
dans la jouissance, c’est bien sûr, sa montée, son attente.
C’est pourquoi, nous pourrions définir l’écriture de Crassas
comme « une poésie « Otis »- entendons un ascenseur pour les délices
afin que, grâce à eux, on soit toujours accroché au-dessus
du vide.

L’œuvre du poète du Kifissia a donc une valeur anticipatrice. Elle
reste à la fois toujours aussi simple et complexe, instantanée et
propice aux ondes les plus longues. Elle est ce que Crassas veut
qu’elle soit: à travers son feuillage, il faut que la vie soit. C’est ainsi
que des sables du silence et des bordages des îles grecques résiste une frange d’irréductibilité vitale. Plus que tout autre, Crassas pratique
ainsi, mais à sa manière, la « dissémination » chère à Derrida:
production, excès de production, afin d’introduire le leurre dans le
leurre, dans le but d’atteindre ce qui nous échappe et ce qui ne se pense pas encore. En conséquence, si tout
passe par la fourche caudine du langage lyrique, tout passe aussi
par le chiasme qui ouvre et dévore nos idées reçues ou nos idées recevables. C’est ce chiasme mélodique qui fait l’honneur de la
poésie de Crassas, car elle ose la multiplication des figures égarées
qui, parce que figures de femmes aimées et aimables, nous ouvrent
leurs corps sous nos propres montagnes de la Morée et à nos propres firmaments du Péloponnèse, en nous faisant oublier nos déserts
distraits.

       

Jean-Paul Gavard-Perret.
Le 17 janvier 2007


       

 

       

LA CONDUITE FORCÉE
Hommage à Théo Crassas

       

Vous écrivez parce que les femmes se sont tues, pour que la partie ne soit jamais
achevée, consommée. C'est un rite. A chaque livre vous offrez la tournée (on dit
chez moi : mettre la sienne). Chaque livre est et sera donc une offrande jusqu'au
moment d'une nuit noire et violente où plus personne ne pourra payer.
Il faut accompagner votre dérive, s'y perdre, démâter, vous accompagner dans
cette ivresse et peut-être cette détresse (l'obstination compulsive du chant) sans
attendre que le ciel bleu de Grèce nous tombe dessus comme il tombe au
demeurant dans certaines régions meurtrières (les pays sans lumière, les vallées
étroites dont ici on ne peut se passer).
Alors c'est pourquoi nous revenons à vous, nous revenons du moins je reviens,
de plus en plus loin, mais je reviens il me semble - même si à mon âge il ne faut
juger de rien...
Et si je reviens ce n'est pas seulement la peur ou l'envie (ces femmes, ah ces
femmes, vos femmes....) qui me guide mais voir au bout des mots la lumière qui
monte droite et le reste, tout le reste, ce que vous remuez en rafales.
Voilà de quoi la poésie est faite: de ce que tout que nos "maîtres" ne reconnaissent
pas, car cela leur fait mal : ils préfèrent le vin de leurs mots, la manière de prétendre
qu'ils sont occupés, qu'ils ont de beaux soucis à vendre et exposer (manière de ne
pas donner de l'importance à la poésie mais de la confisquer à leur profit).
Vous ne vous en souciez pas et je me fiche autant que vous de ce qu'ils pensent.
Laissez-les nous taire, laissons-les à leur satisfaction de régisseurs ou
d'exécuteurs.
Nous restons sans doute en rade, mais on s'en porte mieux. Continuez dès lors à
bousculer les mots et les femmes, à reprendre cap sous le vent, à faire le ménage,
à repartir sur du propre, puisque en poésie comme ailleurs tout est toujours à
recommencer.
Imaginez ce qui vous reste à faire, imaginez la mer immense.

       

 

       

Théo Crassas. Jasmin de Judée, coll. Encres Blanches, Editions Encres Vives, Colomiers, 16 p.,couverture
Sylvaine Arabo.

       

Au coeur de la solarité, tout chez Théo Crassas se joue
en un stock de sensations qui prennent en charge la
sensation particulière et première:celle de la gemme première et maternelle et dont le cercle ne se ferme jamais. Ainsi, aux heures les plus graves, jamais ne peut s’achever le conte existentiel au nom de celle qui ne demande aucun compte mais pousse à l’accomplissement
en son poids de la vie et même lorsque l’absence la creuse. «Jasmin de Judée» donne corps à cette sensation
première, il n’en est pas que ses contours. Le poème nous entraîne ainsi entre un état d’âme et un état physique en une convergence, une proximité, on oserait
presque dire un partage qui fait qu’écrire sur les
les livres de Crassas revient à écrire chaque fois
sur une lettre d’amour. Le poète n’y peut rien, c’est comme cela:il existe une étrange pulsion chez lui envers la Femme. Elle produit le dynamisme de son imaginaire fait à la fois d’aveu, de maîtrise et de «naïveté». L’auteur provoque ainsi les émotions endormies. L’écriture ose déclarer les principes rayonnant d’une sensibilité solaire, elle trouve
les mots, les tonalités pour le dire non du dehors mais de dedans. C’est là que tout se joue, que se crée un étrange et paradoxal relief pour affirmer ce qui est de l’ordre d’une vibration intime, d’une sismographie
du corps, mais aussi d’une cosmogonie. Le monde est donc «canalisé», au sens précis du terme, en une conduite forcée qui tient du transport amoureux, mais aussi de la réflexion, car le geste musculaire qui induit l’incision verbale n’est pas «jeté»: il est tendu afin de qu’un mystère peu à peu soit rendu. Nous abandonnons pour comprendre des sensations passées et des amours semblables dans l’espoir que tout pourrait recommencer. Se produit chez le lecteur à la fois la fuite panique de la pensée et le recouvrement d’autres facultés sans doute plus élémentaires. De «Dance, dance in the dark» nous devenant les voyants sensibles à l’émoi d’un immobile midi, d’une présence certaine. Nous recevons la sensation qui nous creuse encore et de toujours, nous partageons de manière renouvelée l’émotion impérissable pour en finir avec les carêmes du sang et atteindre la densité d’un partage -c’est du moins ce, qu’une fois de plus, l’écriture de Théo Crassas laisse espérer.

       

Jean-Paul Gavart-Perret

Le 17 septembre 2007.


       

 

       

Théo Crassas. Jasmin de Judée, coll. Encres Blanches,
Editions Encres Vives, Colomiers, 16 p., couverture de Sylvaine Arabo.

       

La force créatrice de la poésie de Crassas se cheville vers un but: que le songeur accepte les sollicitations
de l’image-mère pour atteindre la terre-matrice
«dont aucun mortel n’a soulevé la robe», car il faut la comprendre presque instinctivement plus dans la joie que dans la douleur, plus dans la sérénité que dans l’angoisse. C’est sans doute pourquoi le poète
a fait de la Grèce sa terre, puisque elle est créatrice, multiple et une. Creuset aussi
«qui porte sur sa tête le soleil».

Au coeur de ses vibrations, «Jasmin de Judée» impose
la hiérarchie impérieuse du principe féminin, sans
quoi le monde et l’être ne sont rien. D’où la clarté des sept chants réunis ici: ils ne tiennent plus compte
des besoins de l’orgueil humain dans lequel tant de mâles s’empêtrent. Crassas y cherche, avec la plus extrême pudeur, l’auteur à la Figure Féminine: il
nous porte vers elle, loin des avalanches de confidences. C’est de la sorte que par le poème, et
seulement par lui, que s’inscrit une théorie de l’existence liée à une théorie de la forme qui nous
ramène à l’impérieuse nécessité d’être, avec allégresse, là où l’écriture est bien un retour jamais nostalgique. Retour aval donc, plus qu’amont, en des gestes primitifs de reprise en possession du monde,
même lorsque tout semble fini. C’est ainsi, qu’à la femme-lune de certaines cosmogonies, fait place une femme qui maternante et divine devient soleil qui indique le sud magnétique à tous ceux qui sont sortis de son utérus et qui, peut-être, n’en sont jamais revenus.

       

 

       

Commentaire de Jean-Paul Gavart Perret sur Vierges Royales en date du 13 février 2009.

       

C’est le mystère infini de la femme que Crassas ne cesse de chanter. Dernier(peut-être) des lyriques, il ne cesse de faire revenir à lui des ombres féminines pour leur donner voix et densité charnelle et enflammée. Qu’elles soient vierges, ne change rien, au contraire : elles attisent un autre feu, plus mystique. Il faut en accepter le tremblement, se lier, se délier, se défaire dans un abandon programmé que le poète initie dans ses combustions intimes, son adhérence étroite à elles, « jusque dans la rosée », sa perte de contrôle, mais savamment orchestrée.

Sur ses vierges, on peut mettre le mot « impossible », le mot d’ethernité de la seule clarté. Et, à l’âge d’entrer, sinon dans la nuit de l’être, du moins dans son crépuscule, le poète parcourt ses vierges en les nimbant d’images qui laissent apparaître leur monde inconnu et les irradiations de leur « coeur parfumé ». Cela ressemble à un sémaphore en un cycle de lune, mais surtout, il s’agit du corps et de son manque. Crassas regarde, contemple ses déesses, les parle, entraîné dans leur nécessaire fission. Il entend et fait entendre la voix qui sort de l’image, la seule, celle qui troue la langue, la défait pour entrer dans l’obscur, dans les trous, les abîmes et le soleil immense. Le poète en connait le péril, mais il imagine ce passage jusqu’à l’épuisement, jusqu’au bout du voyage, jusqu’au bout de la nuit.

Ses vierges font sa pensée ardente. Leur âme soulève le voile et montre le corps : pas une tombe, mais une nef oblongue pour le bien que ça fait. Frôlant la pulpe du monde, elles ramènent à son origine. Elles indiquent aussi un risque inconcevable et une dimension sublime de l’existence. Chaque poème devient une arche. Dedans, la chair est béante, entêtée, entêtante. Il faut accepter ces vierges en leurs images, comme des vagues et telle une présence qui ne supporte pas d’arrêt et dont l’éloignement ouvre à la proximité.

La recherche du poète devient la quête d’un centre à peine perceptible et intouchable. Quelque chose attend, revient. C’est là et ça insiste. Il s’agit d’une histoire, de l’impossible histoire, d’une suite d’images pieuses au milieu du blasphème. Dans ce fondu de lumière qui enchaîne les vierges à leurs glaces brûlantes, l’obscur se dévoile soudain. L’image ne porte plus d’ombre. On peut glisser dedans. Pour éprouver une liberté aussi inconnue que le soldat du même nom. Il vient échanger ses armes pour ces femmes qui montent dans l’étendue, le vif et le langage où le feu prend. D’où la question ultime que l’on peut poser au poète : Qu’était-il avant qu’elles apparaissent ? Mais il ne répond pas. Il se « contente » de la dérive . Le faut-il ? Il le faut. Et il ne convient pas de le réveiller, tant son rêve est lucide.

       

 

       

Trois Critique de J.-P. Gavard-Perret en date du 29 septembre 2009 sur « Le Château des Désirs ».

       

Théo Crassas. Le Château des Désirs. Encres Vives. Colomiers.

Les amours indiennes vont bien à Théo Crassas. Elles ouvrent son chant à des cantiques conséquents, aussi érotiques que graves. Se retrouve la verve lyrique du poète, mais portée vers d’autres rivages qui sont, au sein même du rêve éveillé, bien plus que des mirages. La douce perversion est au coeur d’un ouvrage où La Femme qui lève ses mains sous prétexte d’éloigner une guêpe, fait voir :
« ses aisselles embaumées,
voire des seins compacts,
poudrés de safran ! »
Que demander de plus. On se laisse emporter en une pure contemplation au milieu de paysages sobrement exotiques.

Il existe dans cette oeuvre, comme dans toute celle de Théo Crassas, quelque chose d’étrange et qui ravit. Peut-être parce que demeure en de telles évocations un rien de « pieux » et beaucoup de sacrilège doux. Les évocations jouent sur le sublime et la tendresse et sont autant d’appels à la défaillance rêvée. Cette technique poétique ouvre une étrangeté dans la confrontation du proche et du lointain par l’intrusion de différents temps, grâce à l’empreinte « picturale » de l’auteur.



Théo Crassas. Le Château des Désirs. Encres Vives. Colomiers

Tout est aussi familier et doux que lointain dans le dernier livre de Crassas. Le monde devient mystérieux parce que, entre autres, il traverse les époques. Certains poèmes renvoient à un en-deçà, à un séjour prénatal dont le paradis chrétien ne serait qu’une projection. D’autres sont plus chargés de présent pour dire diverses formes d’amour de manières légèrement perverses et distanciées. On se retrouve parfois à l’orée de l’antique(Lesbos), dans la patrie des amantes, à l’endroit où elles aimeraient sans doute séjourner(et nous avec…).

L’ensemble reste habilement ambigu. Si bien qu’on se demande si l’amour(quel que soit l’objet ou la forme) ne viendrait pas seulement des paysages rêvés par l’artiste. Avec l’impression indicible de percer la clôture de notre sagesse et de pénétrer en un Éden intra-utérin. le poème-plus que reposoir-devient un lieu de naissance qui rappelle ce que Leonor Fini disait de ses oeuvres :
« Je t’ai fait dans mon ventre un don de fièvre ».
Germent d’étranges tubercules qu’on aurait oublié en naissant. On se met à rêver de nouveaux printemps, à des parfums qui renaissent là où des femmes aux chevelures noires parsemées de perles blanches comme des grains de riz nous entraînent dans « des soleils de midi ou des pleines lunes de Mars ».



Théo Crassas. Le Château des Désirs. Encres Vives. Colomiers

Les femmes de Crassas restent jusque dans leur feinte de proximité
merveilleusement irréelles. Elles semblent aussi tenir les seuils d’une porte invisible, mais qui nous est refusé par le piège de la beauté offerte.
En effet, les femmes de l’artiste sont intouchables. Leur beauté est à la fois l’aimant qui fait se tendre vers lui sa semblable, sa soeur d’amour. Mais, en même temps, celui qui les contemple paraît exclu du mystère du lieu. Au mieux, il est voué à s’anéantir dans sa contemplation.

Voilà le signe que la féminité chez l’artiste triomphe calmement en une oeuvre où il n’existe plus de passivité. La femme ne combat plus un agresseur. Il lui suffit d’être ce qu’elle est. Détentrice de la vraie force de vie. Dès lors, l’homme(le voyeur) ne peut plus croire que cette femme est la simple fabricante d’objets qui répondrait à son propre désir. Il perd son droit divin et de simple cuissage. Il n’a qu’à répondre à l’attente de lui-même, comme si le voyeur ne regardait que sa propre défaite .

Exit pourtant la peur et la terreur. L’ordre est autre que celui du risque de la dévoration. La femme n’est plus la mante religieuse qui attaque provocante et inductrice de fascination, de panique et d’effroi. Et même si la fascination existe, elle n’invite à aucun sacrifice : juste à l’abandon. L’homme peut s’engager au-dedans du plaisir, même s’il est réduit à une pure contemplation de « façade ».

Anges-natures, blasons du presque religieux, les femmes drapées ou presque nues, dégagent autant une puissance érotique qu’une sorte d’attente éternelle, à l’antique. Crassas monte ses oeuvres comme d’immenses décors. On ne sait si l’angélisme est(encore) l’avenir de l’homme. Dans tous les cas, cet avenir reste celui qu’il espère de ses voeux de désir. Toutefois, en de tels poèmes, montrer n’est pas jouer. Et exhiber n’est jamais pour le poète tout mettre à nu. Les blasons du corps indien sont là pour inciter le voyeur à des éloges. ceux-ci prennent « des nuits entières de récitations ».