Commentaires et critiques



       

  (Angélique Koumanoudi)

 

 

       

Théocrassie

       

«.....Ces dames deviennent prétexte en même temps que raison d'être de sa poésie. D'ailleurs, la plupart de ses poèmes rendent hommage à une femme: À Yasmina, à la Si Humaine Îlienne, Hommage à Une Mexicaine, à La Cheika, La Petite Demoiselle, De La Chevelure De L'Amante, pour ne citer que quelques titres de poèmes.

« Présentes dans toutes leur matérialité, avec leurs rondeurs, leurs cavités et leurs contours, avec leurs «Plis de liberté», leurs «Archipels De Coquelicots», leurs «Absides D'Eau», leurs «Citadelles De Cuivre» ou leur «Peau D'Anthracite»-tous titres de recueils souvent issus de vers-chacune de ces Dames porte en elle la vie. Cependant, ce n'est pas sous forme de promesse d'une germination future, mais en étant, elles-mêmes, le monde entier sous toutes ses formes, avec ses paysages, ses édifices, son histoire, ses habitants et ses artistes. Car pour le poète, c'est en elles et par elles que se déploient et se révèlent simultanément le verbe créateur et la Création dans son évolution,

Plus qu'une poésie au goût baroque, la poésie de Théo Crassas combine merveilleusement la sensibilté lyrique d'autrefois-sans le débordement du «Je» poétique typique du genre- à l'attitude iconoclaste contemporaine. Moderne par la succession déchaînée de ses images poétiques, et traditionnel, par rapport à sa vision de la Femme, Théo Crassas apporte à la poésie francophone une note salvatrice, dans le sens où elle procure au lecteur une expérience des «abysses ensoleillés», de la vie au-delà de la mort et du néant, de l'éternité issue de l'éphémère, de la profondeur dans la multitude.»

       

Angélique Koumanoudi

Extrait d'un article paru dans «POESIE ET ART», revue publiée par le Centre de Recherches sur la Poésie Francophone contemporaine de l'UNIVERSITÉ DE HAÏFA

Septembre 2003


       

 

       

1
La Poésie-monde de Théo Crassas
Langue et identité
Le jour de sa naissance, chacun reçoit une identité enracinée dans la
nationalité, la religion, le milieu familial, social, historique et géographique du pays
où il naît. Pour reprendre les mots d’Apostolos Doxiadis1, on peut encore ajouter que
chacun voit le jour non pas dans un pays mais dans une langue. D’emblée, la langue
maternelle est arbitraire, puisque c’est le destin qui choisit — même si, par ignorance,
d’aucuns s’enorgueillissent d’être nés sur telle rive et non pas sur une autre. Or, il
arrive que la vie oblige certains à quitter leur pays natal à la recherche d’un “havre”
pour employer un terme privilégié de Théo Crassas. Et dans ce cas l’appropriation
d’une langue, autre que la langue maternelle, est souvent la conséquence d’une
séparation douloureuse imposée par les circonstances. Alors, la langue adoptée porte
en elle les traces d’une blessure qui prend du temps à se cicatriser ; si jamais
cicatrisation il y a.
Cependant, quand l’adoption d’une langue émane de la fascination pour
l’Autre et l’Ailleurs, et non pas uniquement par besoin de se forger un outil de
communication, la langue adoptée fraye le chemin à une nouvelle façon de penser le
monde. Elle permet de quitter l’identité reçue pour s’en forger une autre, dans la
volonté de se redéfinir, de se réinventer, de se recréer.
Derrière cette attitude nous pouvons y discerner comme un acte de révolte
dans le sens où, dans une certaine mesure, l’adoption de la nouvelle langue nie et
rejette avant tout l’équation conventionnelle entre langue maternelle et identité,
offrant à l’individu la possibilité de s’émanciper du cordon ombilical qui le rattache à
ses origines.
1Apostolos Doxiadis, “What’s in a name? Fragments of a writer’s continuing, personal odyssey
between two languages”, http://www.apostolosdoxiadis.com/files/essays/whats_%20in_a_name.
2
Il n’en reste pas moins que même “la langue maternelle n’est après tout que la
première des langues étrangères qu’on apprend”2. D’ailleurs, ne dit-on pas des
nourrissons qu’ils communiquent avec les anges jusqu’au moment où ils apprennent à
parler? Puis, petit à petit cette communication privilégiée s’estompe cédant la place
au langage humain.
Langue et poésie
Souvent le langage poétique prétend rétablir le contact perdu entre le monde
matériel et transcendant au moyen des mots. Mais il ne s’agit pas là de mots d’une
langue “quotidienne, fatiguée par la trivialité utilitaire”3. Il s’agit de mots recherchés,
savants ou mêmes forgés. Parfois encore, il est question de mots banals qui, par leur
disposition contextuelle originale, se voient dotés du pouvoir magique de percer la
réalité pour en révéler l’éternité; à l’imitation du Verbe divin qui perça la nuit pour
engendrer la vie. Le poète devient alors une sorte de médiateur entre le monde
matériel et son dépassement vers les sphères de l’immatérialité. Il est un illuminé
placé au service de l’humanité tout en restant en marge de celle-ci.
Chez les poètes qui choisissent de s’exprimer en une langue autre que leur
langue maternelle, la marge solitaire dans laquelle ils se situent est volontairement
surenchérie. Et, dans le cas de Théo Crassas, — qui, en dépit de ses origines
grecques, a opté pour le français tout en vivant en Grèce pour la plupart de ses années
créatives —, même plus qu’une marginalisation il s’agirait d’un exil absolu en plein
2Vassilis Alexakis, Paris-Athènes, Barcelone, Éditions Stock, «Folio», 2006, p. 71.
3Extrait d’une interview de Théo Crassas accordée à Daniel Aranjo : « Un Poète grec francophone :
Théo Crassas », Revue Babel, Faculté des Lettres de l'Université du Sud (Toulon-Var), n° spécial "Le
Bilinguisme des Poètes" (février 2009).
3
milieu du “désert francophone”4 que représente la Grèce à ses yeux, pour reprendre
ses propres termes.
Cependant, en parlant de lui-même, le poète avoue avoir été plutôt tributaire
d’un état auquel il n’y avait pas vraiment de choix à faire. L’adoption du français fut
pour lui le fruit d’un métissage intellectuel et culturel entre deux mondes qui se sont
rencontrés au-delà des limites territoriales que nous leur connaissons. La première
rencontre a eu lieu, en fait à Bujumbura, capitale du Burundi francophone, où il est
né, en 1947. Il n’est pas sans importance de mentionner qu’il est le fils d’un chypriote
et d’une crétoise descendante d’une famille de Constantinople chez qui la culture
française prédominait. Rentré en Grèce, il y termine son éducation scolaire puis part
pour la France, en 1965, pour entamer des études juridiques. C’est précisément à
Aix-en-Provence, six ans plus tard, et suite à une “longue maturation intellectuelle”5
qu’il fit ses premiers pas de poète, à l’âge de 24 ans. Et le français fut, comme il
l’avoue, la langue dans laquelle «[il a] pris conscience de [s]a vocation poétique
après une véritable transmutation de [s]es valeurs»6.
Théo Crassas poète grec?
Théo Crassas est souvent présenté comme un poète grec, bien qu’il ait
composé toute son oeuvre en français. À quel titre alors nous serait-il justifié de parler
de lui en tant que “poète grec”? Toutefois, sans vouloir lui attribuer une identité
hellénique malgré lui, Théo Crassas n’a jamais vraiment eu besoin de renier la langue
grecque. Il a toujours ressenti «des affinités entre le grec ancien et le français qui a,
contrairement au grec moderne, gardé plusieurs formes grammaticales, comme
4Ibid.
5Pour plus d’informations sur Théo Crassas visiter le site du poète : http://www.theocrassas.gr/
6Op. cit. interview de Théo Crassas accordée à Daniel Aranjo : « Un Poète grec francophone : Théo
Crassas»
4
l’infinitif, le subjonctif, tandis que son vocabulaire vient, pour une part importante,
du grec ancien»7.
La souche grecque de son langage poétique est identifiable à plusieurs
niveaux, à commencer par la récurrence de mots ayant une racine grecque ou latine,
demi-soeur du grec ancien. Comme il l’explique, “si l’on creuse un tout petit peu, on
s’aperçoit que toutes les langues du Nord de la Méditerranée partagent un
patrimoine génétique absolument commun. C’est la raison sans doute qui fait
qu’aucune de ces langues ne me semble vraiment étrangère. J’ai souvent
l’impression, en écrivant en français, que j’écris en grec. Oui, je crois que le français
est ma langue maternelle”8.
À part le vocabulaire d’origine grecque, ou latine, qui foisonne dans son
oeuvre, l’on peut observer à plusieurs reprises l’emploi de certains procédés
grammaticaux plus courants en grec qu’en français. Souvent, le poète confère à un
nom propre une fonction d’épithète, alors qu’il compare par exemple le nombril de
l’Amante à “une république parthénopéenne / recevant en sa baie bénie / le don du
Pausilippe !”9, ou bien encore à un nom commun, quand il parle par exemple de la
“croupe léopardine”10. Autre procédé également courant en grec qu’on retrouve chez
Théo Crassas est la création de substantifs ou d’adjectifs à partir de verbes en parlant
par exemple des “oliviers enracineurs d’extase”11.
Le jeu constant qui s’opère au niveau du lexique dans la poésie de Théo
Crassas comprend souvent des néologismes, non pas uniquement par rapport au mot,
mais aussi au niveau du sens même du mot. Il en est ainsi, par exemple pour
l’épithète “paradigmatique” qu’il faudrait comprendre plutôt comme “exemplaire”,
7Ibid.
8Ibid.
9“Ode à un cygne d’argent”, Boîte à Rossignol, France, Presses Saint-Paul,1998, p. 54.
10“Ibid p. 53.
11Ibid p. 52.
5
comme en grec moderne, et non pas en tant que terme technique de la linguistique
française : “Je suis le chant / de ta chair tendre / offrant à pleines mains / la félicité
paradigmatique / de ses platanaies d’été”12.
Culture française
Cette recherche des possibilités du langage, qui était plus prononcée au début
de sa carrière, semble s’atténuer avec le temps, tout en demeurant une convention du
style “crassique”. Si jusqu’à un certain point elle est due à la liberté verbale qui
souvent caractérise ceux qui ne sont pas natifs de la langue dans laquelle ils
s’expriment — un étranger peut se permettre de commettre des solécismes13, un natif
en sera difficilement excusé ! —, cette recherche n’est toutefois pas nouvelle dans la
littérature française. Nombreux sont les courants littéraires qui se sont épris de la
langue française dans la volonté de l’enrichir, de l’embellir, de l’ajuster, de la
moderniser ou de la franciser même, à commencer par la Pléiade qui cherchait à
défendre le français de la tutelle du latin.
Dans la même lignée, Théo Crassas se plaint aussi «[d]es parasites qui
phagocytent le langage dans la luxuriance touffue des forêts tropicales françaises
[…], rongé par la maladie des anglicismes et autres néologismes barbares...»14. Et
de plus, il prétend éprouver une plus grande facilité à composer en français hors de
France; sentiment qu’il ne retrouve pas quand il s’y rend : « Les vents secs du désert
purifient et décantent la langue. Le désert destructeur est aussi un désert protecteur.
[…] Rien de plus sain que de vivre dans l'air pur du désert, à l'écoute de sa propre
12Ibid p. 52.
13Par exemple dans “Ode à la Dame de la Beauté”, Boîte à Rossignol, France, Presses Saint-Paul,1998,
p. 60, nous repérons l’invocation à la «Reine de l’Yémen», à la place de la tournure correcte ‘du
Yémen’, que le poète apparemment préfère pour des raisons de sonorité. De plus il n’est pas sans
importance de noter que le Yémen en grec est un nom propre féminin.
14Op. cit. interview de Théo Crassas accordée à Daniel Aranjo : « Un Poète grec francophone : Théo
Crassas».
6
solitude... Pour preuve, il m'est bien plus facile d'écrire en français en Grèce qu'en
France.»15
Vieux mots oubliés ou désuets, infinitifs substantivés, épithètes significatives,
diminutifs, périphrases, comparaisons grandioses, large envolée rythmique, harmonie
verbale, style votif, utilisation de formes poétiques anciennes comme l’ode ou sacrées
comme l’hymne… tous ces moyens stylistiques employés par la Pléiade sont
également repérables dans l’oeuvre poétique de Théo Crassas. En fait, Théo Crassas
puise des éléments dans de nombreux courants littéraires français, et surtout dans le
Romantisme, le Symbolisme et le Surréalisme; tous trois ayant manifesté une volonté
de retourner aux sources du français, à l’époque du Moyen-Âge et de la Renaissance.
«Je», l’Autre et le monde
La quête identitaire qui, chez Théo Crassas, commence d’emblée par l’usage
du français comme langue d’expression et qui s’approfondit avec le choix de la
poésie comme forme de discours, s’étend également au contenu de son oeuvre et
surtout au rôle du «Je» poétique et de son rapport avec l’Autre et le monde.
Au fil de ses recueils, Théo Crassas collectionne une série de portraits
féminins qui partagent en commun la nature insaisissable de l’idéal. De son côté, le
«Je» poétique évolue allant de l’état du simple adorateur, des premiers recueils, à
celui de l’initié, puis de l’initiateur pour s’ériger jusqu’au rang de l'Amant cosmique.
Car ce n’est qu’au contact de l’Autre que le «Je» poétique tient à s’affirmer chez Théo
Crassas. Peu lui importe si Elle ne se prononce jamais, si Elle ne répond à aucune de
ses avances, figure énigmatique et mystérieuse ou, peut-être, courtisane capricieuse.
Dans la lignée de la poésie courtoise, Théo Crassas, poète trouvère, va rarement au-
15Ibid.
7
delà de la déclaration d’amour envers l’objet de son désir. D’ailleurs, le poète aime
citer Kirkegaard qui disait que seuls les amants malheureux savent parler d’amour, et
se décrit lui-même comme étant “un solitaire qui jubile”16.
Face à une partenaire inconstante et, par extension, à un univers toujours
changeant, le recours au jeu de la métamorphose semble s’imposer, au niveau du
signifiant, par le biais des procédés stylistiques du transfert et de l’interprétation, donc
de la métamorphose du sens. Ainsi, dans la volonté de décliner l’idéal féminin, le
discours du «Je» poétique, chez Théo Crassas, s’organise essentiellement à partir de
comparaisons, de métaphores et de métonymies qui s’entrelacent, comme les fils
d’une toile d’araignée, afin d’y capter le moindre témoignage de sa rencontre, même
accidentelle, avec l’Autre. Et même, réminiscence voire hommage au faune
mallarméen, il lui arrive d’exprimer le désir de laisser sa trace éphémère sur le corps
de l’Autre, sous forme de baiser ou de morsure, avant que l’Autre ne disparaisse à
nouveau emportée dans sa métamorphose imminente :
«Laisse-moi, ô toute belle,
laisse-moi mordiller les pommettes roses
de tes tendres joues
et baiser ta chevelure
[…] laisse moi poser un baiser
entre tes yeux
où montent les astres scintillants
de la nuit orientale […]»17.
Le jeu de la métamorphose est également repérable au niveau des images
poétiques : «Je suis l’amour / et tu es l’eau de cette amour […] Je suis une montagne
16Extrait d’une interview de Théo Crassas accordée à Marc Bernelas pour son feuillet Passons l’Huis,
no 26 (2000)
17La Flûte à Sept Trous, La Majestueuse Inconnue, Colomiers, Encres Vives, coll. «Encres Blanches»,
2008, p.5.
8
de la Morée […] et tu es un olivier d’or […] Je suis le firmament immense / du
Péloponnèse / et tu es un citronnier esseulé […] Tu es un cyprès / sur le mont Cyllène
/ et je suis la neige […]»18. Dans les images poétiques, le jeu de la métamorphose
procède au moyen de "clichés" optiques où défile une multitude d’éléments
hétéroclites19 : divinités, personnages, lieux20, époques, civilisations, plantes, animaux
et objets de toutes sortes. Chez Théo Crassas, l’impétuosité avec laquelle les images
poétiques s’enchaînent reflète la perception postmoderne du monde à partir d’un
écran, où la réalité est projetée de façon fragmentée, inconséquente et dans un
perpétuel mouvement.
Toutefois, bien que le déferlement des “clichés” visuels provoque l’implosion
de l’image poétique, il y confère aussi son unité au moyen d’un schéma syntaxique
élémentaire21 grâce auquel les parties qui la constituent sont maintenues en
connexion. Ainsi, alors qu’il formule son credo panthéiste et professe sa foi
syncrétique, le poète donne aussi l’impression de jouer tout seul à une sorte de
“cadavre exquis” méta-Surréaliste, comme dans l’image du fleuve lumineux qui, un
peu comme un raz-de-marée, engloutit au petit matin la ville antique de Golconde
emportant tout sur son passage:
«des bougainvillées géantes
de lapis-lazuli,
[…] de vastes réaux
de tournesols,
des roupies énormes
18Théo Crassas, “Le Roseau de Zante”, Zante, Colomiers, Encres Vives, coll. «Encres Blanches», 2006,
pp.1-2.
19«La poésie de Théo Crassas séduit — ou irrite — par cette surenchère de qualificatifs propres à
émouvoir les esprits tournés vers un lyrisme, non de structure mais de gracieuses énumérations», Jean
Chatard, “Mythes et Dieux”, in Spécial Théo Crassas, Colomiers, Encres Vives, no 272, (Avril 2001) p.
7.
20exceptés les nouveaux mondes des États-Unis et de l’Australie.
21«reste une écriture curieusement minimaliste dans sa construction en opposition à la richesse du
vocabulaire», Lucien Wasselin, “Transfiguré par le lyrisme”, in Spécial Théo Crassas, Colomiers,
Encres Vives, no 272, (Avril 2001) p. 6.
9
d’orchidées sauvages,
des moissons de blé,
des fruits vermeils,
des ruches de cornaline,
des rossignols d’or,
des cigales de feu,
[…]des béliers d’argent,
des taureaux de cuivre,
sacrifiés mystiquement
à Shiva,
le dieu-taureau,
des chevaux de rubis,
des tigres de topazes
des lions d’onyx […]22
Le malaise post-moderne du «Je»
Face à un monde moderne qui change en accéléré, le «Je» poétique, chez Théo
Crassas, s’exprime comme un émerveillé qui, en plein délire mystique, laisse libre
cours à son exaltation : “Je crois en Isis […] en Inanna […] en Ashtart […] en Cybèle
de Pessinonte, / Mère de Jésus-Attis / et que les Crétois appellent / Diktynna, / les
Chypriotes Aphrodite Paphienne / et les Romains Vénus, / la Magna Dea / ou Grande
Déesse, / la Mère d’Enée, / la Patronne de Rome ! […] Et je crois en la Gorgone […]
Et je crois en la Sainte Mère Irlande, / Celle qu’on appelle aussi Brigitte / ou Macha
ou Anna […] ”23. À l’encontre de la tendance générale actuelle en Poésie, où le sujet
parlant, désemparé devant les changements qui s’opèrent autour et en lui, se résout à
22 “Golconde”, Archipels de Coquelicots suivi de Boîte à rossignols et de Arbres d’or, France, Presses
Saint-Paul,1998, pp. 39-40.
23“Ode à l’Universelle Mère”, Jasmin de Judée, Colomiers, Encres Vives, coll. «Encres Blanches»,
2008, pp.1-3.
10
une écriture minimaliste24, dans l’oeuvre de Théo Crassas, bien qu’esseulé, le «Je»
poétique n’est pas réduit au silence. Il réagit «comme si le flux ne pouvait chez lui se
contenir»25. Toutefois, l’état de solitude et de non-partage dans lequel le «Je»
poétique se trouve presque en permanence détermine non seulement le contenu
(inspiration et thématique) mais aussi la forme de son oeuvre (monologues intérieurs à
la limite du soliloque). Mais, jusqu’à quel point cet état de non-partage est-il exclusif
à notre poète?
À notre sens cet état de non-partage est avant tout immanent à son style. Mais
il est également transcendant, rejoignant une certaine tendance “autiste”26 de la poésie
contemporaine dont les débuts pourraient se résumer dans la fameuse question du
«Je» et de son dédoublement paradoxal, soulevée par Arthur Rimbaud. Par autisme,
on n’entend pas parler d’une poésie autoréférentielle, centrée sur le «Je» énonciateur,
ni même utiliser le terme dans son sens médical, mais plutôt mettre en relief les
caractéristiques du malaise du «Je» en pleine modernité, telles qu’elles se manifestent
au niveau de l’écriture poétique.
Les Surréalistes tentèrent de répondre à l’énigme rimbaldienne par l’étude de
l’inconscient créateur et du libre cours de la pensée remettant en question les
24Lire à ce sujet la lettre qui accompagne le recueil de Cité de la Luxure, Colomiers, France, Encres
Vives, coll. «Encres Blanches», 2006, où Alexeï Chestov écrit entre autres : «Alors que je me croyais
blasé de poésie contemporaine […] nous aussi, en Russie, nous sommes las du minimalisme […] en
vous lisant j’ai eu l’idée suivante, un peu folle : pourquoi ne pas organiser une sorte de front antiminimaliste
[…]» .
25 Jean-Paul Gavart-Perret, Song for a distingue Lover, Colomiers, Encres Vives, coll. «Encres
Blanches», Septembre 2002, p. 7.
26Jusqu’en 1943 les psychologues considéraient l’autisme comme une forme précoce de la
schizophrénie mais voici qu’à présent ils en sont à réaliser des découvertes qui ouvrent la voie vers la
compréhension du génie humain. Et même plus, ils constatent que certains procédés stylistiques
fondamentaux de la poésie sont communs chez les personnes autistes qui maîtrisent le langage, soit
oral soit écrit. Métaphores, métonymies, assonances, allitérations, rythme et mètre, jeux de mots,
associations d’images et de couleurs, mais aussi économie des moyens d’expressions au juste
nécessaire, c’est à dire le substantif, l’épithète et le verbe ; tous ces moyens d’expressions sont propres
à l’idiolecte autiste. Le travail que nécessite la compréhension de cet idiolecte passe par conséquent
par le dépistage des procédés discursifs et des associations sonores et visuelles, tout comme en poésie
on est appelé à repérer les systèmes stylistiques afin d’interpréter le sens des paroles données, comme
face à un oracle.
11
structures conventionnelles de l’écriture. Théo Crassas, quant à lui, ne semble pas
prêt à renoncer aux outils de son art. Il reprend la discussion par l’intermédiaire d’une
tournure qui nous invite à nous familiariser avec le «Tu», au lieu de se tarir dans la
recherche du «Je», et cela, en partant du principe que «Tu est» 27 un autre, ou même
mieux, une Autre. Ainsi, le poète incite-t-il à penser à rebours la tournure socratique
qui figure sur le fronton du temple de Delphes : "Connais-toi toi-même et tu
connaîtras l'Univers et les Dieux"28, considérant que la voie qui mène à la
compréhension de soi passe par la recherche de qui est Tu.
Et, face à l’attitude iconoclaste contemporaine29, le «Je» poétique s’applique à
réorganiser le monde à partir d’un nouveau réseau d’associations, désormais non pas
universel, ni même collectif (local) mais personnel, donnant l’impression d’un monde
démantelé et par la suite reconstruit sur de nouvelles bases. Le regard du «Je»
poétique converge, par conséquent, vers une perception hermétique du monde,
manifestant souvent une tendance à attribuer une importance significative au moindre
et au minime — ce qui, au niveau de l’écriture, se traduit, entre autres, par l’emploi
courant de lettres majuscules aux noms communs :
«Je suis celui qui viendra par la note princière !
Je, jeu de la Non-Mort !
Le Roy rit, la Reine aura !
Espérez, Ordonne l’Espérance !
Je viendrai par le La, Lourd et Large, Lune-Mère !
Ah ! Mettre le Mou du Moule, le Môle du Vous,
Volubile Volonté de l’Amour, Bonheur !
27Nous retrouvons cette tournure dans Boîte à Rossignols p. 64 : “Tu est l’ornement de ton sexe” et
dans Arbres d’or, p. 105 : “Car tu est bonne et Puissante”.
28Comme d’ailleurs le remarque Jacques Taurand, dans une de ses lettres à propos de Pèlerin de
l'aurore : «L'homme retombe constamment dans sa ténèbre. II a besoin de la main du Poète, du Mage.
Sans lui, il est incapable de décrypter le monde. Il oublie ce qui fut gravé en lettres d'or sur le marbre
des portiques et le fronton du Temple de Delphes: "Connais-toi toi-même et tu connaîtras l'Univers et
les Dieux". L'homme oublie qu'il est un dieu en lui, ce que le Poète lui rappelle. Théo est Hermès, le
messager des Dieux», http://www.theocrassas.gr/commentaires.htm
29 Angelique Koumanoudi, «Théocrassie», Poésie et Art, no 5 (2003), p. 84.
12
Rame, Rais,
Rêve du Soleil !
Rée !
Neuf !
Le Roy mêle, la Reine vivra !»30
En même temps que le petit et l’insignifiant se revêtissent de qualités
extraordinaires, les barrières du sens et des nuances des mots s’estompent, jusqu’au
point, par exemple, où se mêlent le trivial et le sacré : «Ô Impératrice […] aux beaux
seins / nourrissant les dieux […] comme des masses / d’azur parfait, / comme des
ciels / chargés de myrrhe, / comme des monts / d’extase / comme des lagunes de lilas,
/ comme des monticules de beurre […]»31.
Parfois, c’est au moyen de l’humour que Théo Crassas “brouille les pistes”,
poussant les possibilités du langage poétique à ses limites : «Je crois en une unique
Déesse / qui est tout ce qui a été, est et sera / et dont aucun mortel / n’a soulevé la
robe!»32 ; combinant à la fois l’anticonformisme Surréaliste et l’esprit grivois de la
Renaissance française : «[La Majestueuse Inconnue est] plus bouleversante d’aspect /
que la vierge Alba / aux somptueuses fesses […] si bien que, si elle n’était / d’humeur
pacifique, / elle pourrait soulever / toutes les tribus d’Arabie / et les faire
s’entrechoquer, / comme s’entrechoquent ses fesses […]33». Cependant, derrière cette
atmosphère enjouée se discerne un malaise existentiel sous-jacent auquel l’humour
chercherait à remédier. Comme Marko Ristitch le signalait à propos des Surréalistes,
30Il s’agit d’un des textes préférés de Théo Crassas. Le Miel dans le Mal, Paris, José Millas-Martin,
1977, p. 27.
31“Ode à une Impératrice”, Arbres d’or, France, Presses Saint-Paul,1998, p. 108-9.
32“Ode à l’Universelle Mère”, Jasmin de Judée, Colomiers, France, Encres Vives, coll. «Encres
Blanches», 2007, p.1.
33Théo Crassas, “La Majestueuse Inconnue”, La Majestueuse Inconnue, Colomiers, France, Encres
Vives, coll. «Encres Blanches», 2008, p.11. Ailleurs, dans “Le Temple-Montagne”, Véhicule de
diamant, Colomiers, France, Encres Vives, coll. «Lieu», 2008, p.12 il écrit: «Et, si c’était par une
musique / que je voudrais traduire / le mouvement magique / de tes fesses enchantées, / ce serait par la
musique royale / des antiques cours de l’Est de Java […]».
13
«en contact avec la poésie, l’humour est l’expression extrême d’une inaccomodation
convulsive»34.
Cosmopolitisme
Théo Crassas rejoint la discussion sur l’identité et l’altérité, et plus
particulièrement sur le rôle du «Je» face à la création dans son sens restreint ainsi que
plus large, tout en y apportant les signes de son temps. Citoyen d’un monde que l’on
appelle couramment ‘village planétaire’, il élabore ses poèmes à partir d’un espace
référentiel vaste qui attire particulièrement l’attention dans son oeuvre. Ce riche
éventail d’éléments et de détails employés à l’édification de ses paysages
poétiques, laisse à croire que le poète est un grand amateur de voyages et qu’il a visité
plusieurs endroits auxquels il se réfère :
[…]non content d’élever
ton bassin bien-aimé
à la dignité d’un monument hindouiste,
je le compare aussi au Bayon,
ce sanctuaire bouddhiste
couronné d’une tour d’or
et entouré de quatre-vingt
autres tours
sur lesquelles est sculpté
le visage cher à mon coeur
du boddhisattva Avalokitéçvara !»35
Et pourtant, mis à part quelques pays d’Europe, ainsi que la Turquie, le Maroc
et la Thaïlande, Théo Crassas n’a jamais voyagé en Inde, en Chine, au Tibet ni au
34Gérard Durozoi, Bernard Lecherbonnier, Le Surréalisme, théories, thèmes, techniques, France,
Larousse, coll. «thèmes et textes», 1971, p. 212.
35Op.cit. “Le Temple-Montagne”, Véhicule de diamant, p.12
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Proche-Orient. Ses paysages sont, pour la plupart, fictifs, issus non pas de la mémoire
mais de l’imagination. C’est en ce sens que Théo Crassas fait penser à Konstantinos
Kavafis, qui avait, lui aussi, des origines de Constantinople du côté maternel. Il était
également de nationalité grecque, né sur le continent africain (en Égypte) et
composait dans une langue qui n’était pas la langue officielle du pays où il vivait.
Konstantinos Kavafis n’était pas non plus un grand voyageur, puisqu’il vécut la
plupart de sa vie à Alexandrie. Et pourtant, un des plus grands mérites de
Konstantinos Kavafis et de Théo Crassas est leur cosmopolitisme qui, en
l’occurrence, peut être qualifié surtout d’intellectuel plutôt que d’effectif. À la
différence que la poésie de Kavafis se centre autour de l’axe du temps, du passé en
particulier, tandis que la poésie de Théo Crassas évolue surtout dans l’espace :
[…] Quand, dans la taverne
de l’Éveil, je joue avec toi
au trictrac des couleurs
et des essences tréfoncières,
il me semble voir
une rose de Paphos,
une églantine, fraîche éclose,
du Japon,
une rose trémière
d’Aix,
une tulipe de Turquie,
un jasmin de Laksmi […]36
Théo Crassas est un poète grec, certes, mais d’une Grèce hellénistique,
byzantine, ou même ottomane ; il est le citoyen d’un empire, qui pourrait aussi bien
36“Fulgurances de Lune”, op. cit. Boîte à Rossignols, p. 87.
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être français, où, dans ses rues, résonnent les voix d’étrangers venus des quatre coins
du monde.
Théo Crassas n’est pas le seul à avoir opter pour le français comme langue
d’écriture, mais il est parmi les quelques rares cas d’écrivains qui écrivent en français
hors du contexte francophone. Sa poésie avant-gardiste, combinant une certaine
philosophie contemporaine de métissage à un héritage littéraire classique surtout
français, s’adresse à une communauté pluriculturelle et confère à la "francité"37 un
élan qui la projette nettement au-delà des limites de la francophonie. Par conséquent,
à notre sens, il est quasiment impossible de classer son oeuvre dans la littérature
française ou francophone. Elle fait plutôt partie du cadre de ce qu’on dénomme de
nos jours la "littérature-monde"38. La bonne réception qui lui est réservée dans
plusieurs pays ainsi que les premières traductions qui voient le jour, montrent que son
projet de réenchanter le monde contemporain par la poésie, livre déjà ses fruits.
Bibliographie
Ouvrages cités de Théo Crassas
-Théo Crassas, Le Miel dans le Mal, Paris, José Millas-Martin, 1977
-Théo Crassas, Archipels de Coquelicots suivi de Boîte à rossignols et de Arbres d’or,
France, Presses Saint-Paul,1998
-Théo Crassas, Zante, Colomiers, Encres Vives, coll. «Encres Blanches», 2006
-Théo Crassas, Cité de la Luxure, Colomiers, France, Encres Vives, coll. «Encres
Blanches», 2006
-Théo Crassas, La Majestueuse Inconnue, Colomiers, Encres Vives, coll. «Encres
Blanches», 2008
-Théo Crassas, Jasmin de Judée, Colomiers, Encres Vives, coll. «Encres Blanches»,
2008
-Théo Crassas, Véhicule de diamant, Colomiers, France, Encres Vives, coll. «Lieu»,
2008
- Pour une bibliographie complète visiter le site du poète : http://www.theocrassas.gr/
Entretiens avec Théo Crassas
37André Makine, Cette France qu’on oublie d’aimer, France, Flammarion, coll. «Café Voltaire», 2006,
p.90.
38La littérature-monde est un manifeste littéraire élaboré en 2007, par rapport au concept de littérature
francophone : http://fr.wikipedia.org/wiki/Pour_une_littérature-monde
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-Interview de Théo Crassas accordée à Marc Bernelas pour son feuillet Passons
l’Huis, no 26 (2000)
-Interview de Théo Crassas accordée à Daniel Aranjo : « Un Poète grec francophone :
Théo Crassas », Revue Babel, Faculté des Lettres de l'Université du Sud (Toulon-
Var), n° spécial "Le Bilinguisme des Poètes" (février 2009)
Articles et ouvrages critiques sur Théo Crassas et son oeuvre
-Spécial Théo Crassas, Colomiers, Encres Vives, no 272, (Avril 2001)
-Jean-Paul Gavart-Perret, Song for a distingue Lover, Colomiers, Encres Vives, coll.
«Encres Blanches», Septembre 2002.
-Angelique Koumanoudi, «Théocrassie», Poésie et Art, no 5 (2003), pp. 82-7.
Articles, oevres et études sur la langue et la littérature
-Apostolos Doxiadis, “What’s in a name? Fragments of a writer’s continuing,
personal odyssey between two languages” :
http://www.apostolosdoxiadis.com/files/essays/whats_%20in_a_name.
-Vassilis Alexakis, Paris-Athènes, Barcelone, Éditions Stock, «Folio», 2006.
-Gérard Durozoi, Bernard Lecherbonnier, Le Surréalisme, théories, thèmes,
techniques, France, Larousse, coll. «thèmes et textes», 1971.
- André Makine, Cette France qu’on oublie d’aimer, France, Flammarion, coll. «Café
Voltaire», 2006
-Christine Rousseau, « Le Clézio : "Il faut continuer de lire des romans" », Le Monde,
(9 octobre 2008).
Ouvrages sur l’autisme
Temple Grandin and Catherine Johnson, Animals in translation, USA, Harvest /
Harcourt Inc., 2006
Adresses éléctroniques
-Au sujet de la francophonie :
http://www.mondesfrancophones.com/espaces/Creolisations/articles/makine-ecrivainfrancophone-
langue-francaise/view
http://fr.wikipedia.org/wiki/Littérature_francophone
http://www.tlfq.ulaval.ca/axl/francophonie/francophonie.htm
http://fr.wikipedia.org/wiki/Litt%C3%A9rature_francophone
http://la-plume-francophone.over-blog.com/article-25137782.html
-Au sujet de l’autisme, de la langue et de l’écriture littéraire :
http://www.case.edu/affil/sce/Texts_2005/Autism%20and%20Representation%20Che
w.htm
http://ngm.nationalgeographic.com/ngm/0503/feature1/online_extra.html
http://www.ciph.org/blog/?tag=autiste
http://www.cairn.info/revue-savoirs-et-cliniques-2003-1-page-33.htm
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-
8018_1975_num_23_1_1349#
http://methodos.revues.org/document109.html
http://www.cddc.vt.edu/SIOnline/postsi/cavalier02.html
http://ben2ben.w.interia.pl/derridaistreadi/semanticdiscour.html
http://contraintes.inria.fr/bin/dada?pomo.pb;0324041628
Angélique Koumanoudi est diplômée du département de Langue et de
Littérature Française de l’Université d’Athènes et docteur en Littérature Comparée de
l’Université de Paris IV, Sorbonne. Depuis Octobre 2001 elle est maître de
conférence à l’Université de Haifa. Elle a écrit des articles sur la poésie moderne et
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contemporaine française et grecque et sur les mythes littéraires. Elle a publié Le
mythe de Pan dans la littérature française et grecque des 19e et 20e siècles (2002).
En Décembre 2003 elle a reçu le prix littéraire de l’Association des Auteurs Grecs
pour sa pièce de théâtre intitulée: Conseil Extraordinaire.
Résumé de l’article : La Poésie-monde de Théo Crassas
Summary of the article : The Poetry-world of Théo Crassas
Théo Crassas is a poet of Greek origin, living in Greece. His identity quest
that begins with the choice of French as a language of creation, instead of his
mother’s tongue, and that extends to the choice of poetry as means of expression is
also observed in the style and subjects of his compositions. The aim of this present
article is to examine various components that delineate Théo Crassas’ poetry as a
contemporary and avant-garde creation within the frame of the current trend of what
has been defined as “Littérature-monde en français”.