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Pourquoi avez-vous choisi le français ? Votre enfance et votre naissance en Afrique francophone (Bujumbura) y sont-elles pour quelque chose?
J’ai choisi le français parce que c’était la langue parlée au pays (la Provence) où j’ai pour la première fois pris conscience de ma vocation poétique après une véritable transmutation de mes valeurs.
Ma naissance au Burundi n’y est pour rien, à moins qu’on n’y voie un coup du destin ! Cette naissance dans une contrée d’outre-mer expliquerait peut-être l’attirance qu’exerce sur moi le Sud!
Quel a été le rôle joué par le contexte familial, et en particulier par votre oncle Homère Békès, grand nom de la poésie grecque du XXème siècle, son oeuvre (en particulier de traducteur) ?
Depuis mon plus jeune âge, j’ai vécu sous l’influence d’une mère passionnée de poésie, aussi bien grecque que française. Enceinte de moi, elle avait donné une conférence en français sur «La Grèce éternelle» devant le gouverneur belge du Congo.
Je l’entends toujours avec émotion réciter des poèmes français ou grecs, d’une voix vibrante d’émotion… Nous passions nos soirées, mon frère et moi, à écouter notre mère nous lire des extraits des grands classiques français. Homère Békès y participait souvent, avec sa femme Despoina, lisant ses propres poèmes d’une voix enveloppée d’une aura byzantine….Je fus, dès cet âge, un fervent navigateur de la bibliothèque familiale où figuraient surtout les ouvrages des classiques français. De bonne heure, donc, la figure d’Homère Békès, né à Constantinople, s’était imposée à moi comme emblématique de la mystique de Byzance, et aussi de la notion nietzschéenne d’homme supérieur ! Mais, à vrai dire, je n’ai découvert son oeuvre que parvenu à l’âge mûr. Ma venue au monde de la poésie est donc un phénomène indépendant de l’influence directe de son oeuvre. C’est plutôt donc d’hérédité littéraire qu’il faudrait parler, mais aussi d’une propédeutique à base de français et de poésie.
Il était lui-même profondément francophone, et son principal collaborateur à la revue littéraire
«O LOGOS» de Constantinople était Lysandre Prassinos, père de Gisèle Prassinos poète et romancière française, considérée par André Breton comme le prototype de la femme-enfant, mais aussi de Mario Prassinos, peintre abstrait de renommée mondiale (il existe une fondation Prassinos sur la Côte d’Azur). Jean Psichari, professeur de linguistique illustre à la Sorbonne et père d’Ernest Psichari, romancier français, était un collaborateur régulier de la revue. Ainsi, mon contexte familial me prédisposait naturellement à une conversion au français.
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Avez-vous besoin de cette distance poétique qu’apporte l'usage d'une langue étrangère ?
Je ne sais si la langue française est une langue étrangère pour moi, d’autant que je ne puis écrire en grec… Je dirais plutôt que la langue française a pour moi une double vertu, à la fois proche et lointaine. C’est une musique intime que je porte en moi, mais aussi l’écho d’un appel lointain, d’un amour du lointain… Nietzsche disait que seules les étoiles méritent d’être aimées ! Je dis quelque part que la langue parlée sur l’autre rive est plus pure et plus virginale … Et, à vrai dire, mon français n’est pas le français quotidien, fatigué par la trivialité utilitaire.
L’un de vos thèmes fondamentaux est la dévotion au corps panthéiste et volontiers syncrétique de la femme (femmes de toute race, couleur, croyance). Est-il plus facile d'être érotique en français ?
Il est plus facile d’être érotique dans le français classique de Mardrus, le traducteur génial des Mille et Une Nuits, pas du tout en français courant. D’autant, que, dans mon cas, il s’agit d’un érotisme à tendance mystique et qui appelle des développements philosophiques et religieux. En fait, mon érotisme est universel, aussi universel que Dieu et n’a rien à voir avec la banalisation actuelle de thème de l’amour, dévoyé en sexe, devenu un objet de consommation….
.Le français est-il encore le garant d’une dimension internationale?
S’il est vrai que le français n’est plus la langue impériale qu’il fut pendant longtemps, que si le français a déjà sombré - Pierre Loti disait, il y a un siècle, que le français avait disparu d’Asie -, il n’en demeure pas moins une école universelle de par ses auteurs classiques qui ont consacré son universalité. À ce titre, le français demeurera aussi capital dans l’histoire des humanités que le grec ancien ou le latin.
Sentez-vous des affinités entre le grec et le français?
Je sens surtout des affinités entre le grec ancien et le français qui a, contrairement au grec moderne, gardé plusieurs formes grammaticales, comme l’infinitif, le subjonctif, tandis que son vocabulaire vient, pour une part importante, du grec ancien.
En quoi le grec, en dehors des paysages caractéristiques de vos recueils à sujet hellénique (Zanthe, par exemple, en 2007), enrichit-il votre français ?
Le grec rend plus vivant mon français, auquel il donne une saveur exotique, insolite, voire universelle. Le français en devient un lieu de confrontation entre cultures diverses, jetant un pont entre Occident et Orient, s’inscrivant ainsi dans la tradition du grec ancien dont il devient l’héritier. En effet, on oublie souvent que la Grèce, mère de l’Occident, est tout aussi orientale et africaine, d’où la complexité et la diversité de ses mythes. Cette rencontre entre des cultures diverses rend à ma langue, je l’espère du moins, une brûlante actualité et une nouvelle force. Elle fait jaillir un geyser langagier qui porte le français à l’extrême pointe du modernisme.
Comment voyez-vous le rapport français/oc/grec ? puisque c’est à Aix-en-Provence où vous suiviez des études de droit et découvriez la force du français juridique, ce qui est tout à votre honneur) que vous avez découvert votre vocation poétique, et que Mistral est depuis longtemps l’une de vos admirations les plus absolues?
Vous avez raison d’évoquer l’importance qu’ont eu pour moi mes études juridiques à Aix-en-Provence. Elles m’ont permis de sculpter ma langue et de lui conférer une logique interne rigoureuse.
Pour le reste, aussi bien la langue d’oc que le français sont des langues latines, donc proches du grec.
Si l’on creuse un tout petit peu, on s’aperçoit que toutes les langues du Nord de la Méditerranée partagent un patrimoine génétique absolument commun. C’est la raison sans doute qui fait qu’aucune de ces langues ne me semble vraiment étrangère J’ai souvent l’impression, en écrivant en français, que j’écris en grec. Oui, je crois que le français est ma langue maternelle.
Si j’aime Mistral, c’est parce qu’il est le dernier à avoir porté un regard poétique sur l’antique pays des troubadours, eux-mêmes descendant des poètes arabo-persans et andalous, courant dans lequel s’est abreuvé Dante et ses Fidèles d’Amour.
Il me revient maintenant que Jacqueline de Romilly, la fameuse helléniste d’Aix, de la Sorbonne et de l’Académie française, se fait lire vos poèmes (elle est presque aveugle) devant la Montagne Sainte-Victoire. Belle conjonction !
Et votre chère Péninsule ibérique (d’Inês de Castro, « la Reine morte », à Garcia Lorca), dans ce contexte franco-hellène ?
La Péninsule Ibérique est le prolongement vers le Sud de l’Occitanie. C’est le Sud du Midi où l’Andalousie et le Portugal sont des Grèces d’Occident.
Comment fait-on pour vivre sa francophonie dans un désert francophone comme la Grèce ? Comment fait-on pour voir en français la vie, la beauté et les beautés grecques que l'on croise dans la rue ou aux quatre coins du pays ?
Les vents secs du désert purifient et décantent la langue. Le désert destructeur est aussi un désert protecteur. Les parasites qui phagocytent le langage dans la luxuriance touffue des forêts tropicales françaises ont eu raison d'un français putréfié, rongé par la maladie des anglicismes et autres néologismes barbares... Rien de plus sain que de vivre dans l'air pur du désert, à l'écoute de sa propre solitude... Pour preuve, il m'est bien plus facile d'écrire en français en Grèce qu'en France.
Il y a une habitude solidement ancrée dans mon esprit qui fait que je ne puis rendre la beauté qui m'entoure qu'en français, du désert et de ma solitude… La poésie, la vraie, est un art de la solitude, solitude que je pratique parmi la foule anonyme qui hante, comme moi, les cafés grecs, l’un de mes lieux de travail les plus familiers...
Propos recueillis par Daniel Aranjo,
28 février 2008.
Pour découvrir l’univers et le verbe de Théo Crassas, consulter son site, particulièrement clair et substantiel : htpp://www.theocrassas.gr
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