Le Soir à Grenade


Le soir tombe sur Grenade,
comme une bruine de pourpre
sur un patio de marbre blanc,
ou comme une sueur de violettes
sur la croupe nue
d'une Bien-Aimée musulmane,
étale sous l'Alhambra de cuivre,
comme la mer Méditerranée
sous le roc de Gibraltar!


Le cliquetis de castagnettes,
mêlé à la musique des guitares,
s'étend jusqu'aux extrémités
de la cité mauresque,
le long de l'Alameda,
dont les arbres bruissent
sous l'orage strident des cigales,
et bientôt, résonneront
du cri-cri des grillons,
ces doux plasmateurs de la nuit grenadine,
ces auteurs da qacidas
tissées avec des feuilles de mûrier
et des rayons d'étoiles
limpides et brillantes et solitaires!


Et sur la place de la Bibarrambla,
les chevaliers maures de jouter
aux derniers rayons du soleil couchant
et de tournoyer dans la lice d'amour,
bride abattue sur des coursiers de Barbarie!

Et sur le Zakatin,
les Arabes de fermer leurs échoppes,
où toute la journée,
Schéhérazade et ses compagnes,
aidées de leurs petites esclaves blanches,
ont acheté des fioles de parfums
et des bracelets d'or fin,
et ont parlé avec de beaux marchands!


Cependant, les demoiselles chrétiennes,
toutes brunes, malgré une peau
plus blanche que la neige de la sierra,
une rose au milieu de leurs tresses ébénines,
un éventail nippon, toujours en mouvement,
à leur main fine,
honorent de leur présence le Paseo,
où les amoureux de ces dames,
jeunes andalous bruns,
leur jettent des oeillades enflammées,
véritables typhons
sur une mer de grenades et de figues!


Ô suaves cités du Sud,
si extravagantes, si fantastiques,
si capricieuses, si méchantes,
si naïves, innocentes comme Lisbonne
ou comme Stamboul,
soyez nos vierges salvatrices,
soyez celles qui nous sauveront
de l'insipide lourdeur moderne
qui est un ver dans le fruit,
encore doré de l'humanité,
porté dans une corbeille
par les doux petits ânes du Midi,
tels qu'on les voit encore au Caire,
tels qu'on les voyait,
il y à peine un siècle,
dans la douce ville de Grenade,
dont Federico Garcia Lorca
fut le matador mort,
tué par un torrent violent,
et ensuite piétiné dans l'arène
par les chevaux des picadors!


Ô Grenade, terre aujourd'hui enchaînée
dans la banalité du monde,
n'oublie pas ton origine,
et ne néglige pas ta race,
car, quand la race se perd,
se perdent aussi le nom
et la substance même des choses!


Viens, viens comme une chatte fastueuse,
te recueillir sur la sépulture
des maîtres de naguère!


Car, les maîtres anciens,
tombés dans l'oubli,
sont les phares
balisant la Voie royale
qui mène à la cime de la sierra Nevada,
Acropole de l'Andalousie!


JASMINS DE LA PLEINE LUNE

RECUEIL INEDIT. NOVEMBRE 2004