À l'Esclave-Déesse


De même que les Bacchantes
sont entraînées dans la danse ivre
des génies de la terre
par le battement rythmique
du coeur de Bacchus
et par le fracas des tambours,
de même que l'Espagnol
portant le sombrero
est bouleversé par le martèlement
de la voix de la cantaora
et par les cliquets des castagnettes,
de même que le taureau dans l'arène
frémit et s'élance
dans la lutte pour la vie
à la simple vue de la somptueuse étoffe rouge
de la muleta,
de même, moi, j'entre en extase
à chaque fois qu'une jeune femme passe,
pourvu qu'elle ait la hanche opulente
et la taille élastique et fine
et pourvu qu'elle n'écrase pas
de sa beauté les autres femmes
et qu'elle ait, donc,
la pudeur de ses sentiments
et qu'elle ne glace pas le désir
par une vaine présomption!


Oui, dès qu'une jouvencelle
entre dans mon champ de vision,
je pleure et je ris, comme un enfant,
je soupire comme un Italien
et je gémis comme un Maure,
et, tour à tour, je pâlis
et rougis!


Et mes mains de trembler,
ma voix de s'altérer
et mon coeur de battre violemment,
ô, de joie, de volonté et de passion
pour les jours anciens,
passés sans amour,
et de nostalgie pour le pays de cocagne,
le paradis des Orientaux
où coulent des fleuves de miel et de lait,
et les îles fortunées des Hellènes
où chantent les serins
et où se délassent les marins
de leurs amers travaux!


Oui, je suis aux jeunes femmes
ce que le Pan des Grecs
et le Faunus des Latins
sont aux nymphes!


De même que ces dernières
fuient ces Dieux
en raison de la difformité
de leurs corps,
de même les jeunes filles
fuient à travers champs
devant mes airs
gauches et rustiques
et mes oeillades d'un autre âge,
et préféreraient même
se noyer dans une rivière
plutôt que de se laisser aimer
par ma disgracieuse personne!


Comme Charles Baudelaire,
je suis amoureux de toutes les passantes
qui auraient pu m'aimer
en devenant les hôtesses de ma chair,
les maîtresses de mon âme
et mes soeurs en esprit!


Oui, j'avoue, les flancs d'une demoiselle,
qui passe sur le chemin,
sont pour moi
ce que sont pour le laboureur
le blé et l'orge moissonnés,
pour le vendangeur le raisin amoncelé,
pour le marchand l'or amassé
avec mille peines
et pour le soldat de la Grande Armée
la bannière de l'Empire,
quand, au son des trompettes,
il se lance à l'assaut de l'ennemi!


Oui, je suis le poilu
de la guerre des sexes,
la seule guerre qui importe!


Et quand je contemple
une hanche parfaite,
je sens ce que ressentait
l'antique indigente,
quand elle voyait en rêve
une laine d' Iapygie
ou un berger d'Epire
quand il admirait la toison de ses brebis!


Oui, devant une croupe
merveilleusement faite,
je me sens comme Jason
quand il saisit, enfin,
la Toison d'or
tant convoitée,
après mille aventures
et grâce aux philtres magiques de Médée,
la fille du Soleil
et la nièce de Circé!


Ô Femme-Vie,
jardin mystique où j'aspire,
de par le concert incroyable
des myriades de cigales,
à la fois je m'abaisse
jusqu'à toi
et m'élève vers toi
qui es mon esclave
et ma Déesse!


C?UR DE BACCHUS

RECUEIL INEDIT. AOUT 2005