La Voluptueuse Étrangère


Tu habites hors de ce monde,
à l'autre bout de la terre,
et, à chaque fois qu'un navire,
semblable à une cigogne,
entre dans le port
où je passe mon temps à t'attendre,
mon coeur bat violemment,
comme si tu devais en descendre
pour me serrer contre tes seins opulents,
ô plus belle qu'une biche
qui folâtre avec d'autres biches
dans une molle prairie,
riche en rosée,
ou qu'un faon qui revoit sa jeune mère,
après une longue séparation,
où il était resté sans nouvelles d'elle!


Ah! comme il doit faire beau en ce moment,
dans cette baie qui t'a vue naître!
Que la mer doit y être calme,
pareille à un miroir
où se reflètent des embarcations,
là-bas, aux antipodes,
où marchent les bienheureux et les bienheureuses
dans lesquels je me reconnais,
moi qui souffre, si loin d'eux,
abandonné par mes congénères dans le désert,
sans eau ni nourriture!


Viens, rencontrons-nous à Malacca,
où nous nous embarquerons sur une jonque
qui nous mènera en mer de Chine,
et de là, par un soudain changement de cap,
aux îles Marquises,
dans cet océan Pacifique
qui ne doit point son nom
à un euphémisme,
mais au rêve des âmes d'élite,
y trouvant réconfort, encouragement
et bonheur,
non pas quelque bonheur de convention,
mais la félicité à moitié divine,
celle qui échoit aux mortels
ayant rejoint les cohortes des dieux et des déesses
dans le paradis des Immortels!


Ô toi que je désire fort,
ainsi qu'un peintre amoureux,
je voudrais fixer sur la toile de mes pensées
tes traits vifs et singuliers,
où s'est réfugié tout ce qui reste
d'inconnu et de merveilleux
de par le vaste univers,
ô toi que les Blancs ne purent laisser
qu'intacte!


Regarde ton albatros,
comme il souffre,
abandonné sur cet îlot aride,
où le sort l'a jeté!


Prends-le par les pattes de devant,
et conduis-le à ton pays,
ô maîtresse déesse,
ô étrangère voluptueuse et fine!


LA JONQUE DU BONHEUR

RECUEIL INEDIT. DU 18 AU 25 OCTOBRE 2010