Le Chant Du Prince Extravagant


Le padischah se tient immobile
comme un lion tranquille
dans son sérail tapissé de zibeline!
Une esclave égyptienne le berce de poèmes
et l'endort avec des contes
comme une gazelle son gazellon!

Lui, bien que sanguinaire le jour,
est doux pendant la nuit
comme un chat angora,
un de ces chats fins et racés
dont l'entretien est une affaire d'état
et fait gémir par son coût
le petit peuple de Stamboul,
jaloux de la grandeur de ses princes
et envieux de leur majesté,
ne songeant qu'à son tumulte quotidien,
peu soucieux de la paix
et du bonheur des grands,
seules qualités pourtant qui comptent
en ce monde peu fait pour l'égalité,
cultivant même l'inégalité de condition
comme une sage disposition de la nature
dont les caprices et les extravagances
tiennent lieu de décrets impériaux
et d'ordonnances royales!

Mais que vaut un assassinat
perpétré sur l'ordre d'un sultan
ou d'un grand vizir
face au nombre ahurissant des crimes
de la multitude déchaînée
qui fait trembler le divan
et perce les murs du palais ottoman
de ses vociférations religieuses,
attisées par les oulémas casuistes
entretenant la prédication de la mort,
la nécessité de la tristesse
et la crainte d'entrer
dans le jardin des délices de la vie
qui nous appelle à une noce permanente
par les chants incessants
des alouettes, des fauvettes,
des coucous et des rossignols
dont les voix font frémir
l'homme sensible
se sachant voué à la victoire
ou à la mort!

Car un prince, même turc, même musulman,
n'est-il pas un grand poète
de vouloir faire illuminer la nuit
des bazars de Constantinople
afin de plaire à sa petite amie
ou de donner l'ordre
de fermer pendant une journée
les portes de la capitale aux marchands
afin de jouir de sa ville,
rendue au silence
qui est la mélodie de l'amour?

Quel rêve, en effet, digne d'un musicien ou d'un architecte,
un songe traversant comme un feu de joie
le sommeil d'un artiste dans l'âme!
N'est-ce pas là une vérité
impénétrable pour les manants?
Oui, je suis un de ces princes turcs
qui ne tiennent nullement
à se sacrifier sur l'autel
des hauts intérêts de l'état
et de la félicité impossible
de la masse, cette ingrate
toujours mécontente!

On me reproche de façon infâme
d'être dominé par les femmes!
Or, j'affirme qu'il vaut mieux
pleurer dans la chevelure
parfumée d'eau de rose
d'une favorite géorgienne,
grecque ou arménienne
que prêter l'oreille
à des généraux qui, même victorieux,
sont la calamité des peuples!


TURBAN DE PADISCHAH

RECUEIL INEDIT. AVRIL 2004