La Parisienne Nation


Que reste-il de l'ancienne gent de Paris,
si indigente et si industrieuse,
si laborieuse et si habile de ses mains,
si absolument pauvre et si superbement railleuse,
si méchante et si comploteuse,
prête toujours à s'embarquer
sur la galère de quelque sédition
lourde de conséquences,
si prompte à se révolter
pour une mauvaise récolte,
ou à s'enflammer à cause d'une rumeur maligne,
et à monter, fiévreuse, aux barricades
parmi les princes en dissidence,
ou des poètes lyriques,
avides de liberté totale
et fleurant le couplet musqué
ou l'épigramme assassine,
tombeuse de Rois!


Que reste-il de cette vieille nation,
si soupçonneuse en sa mauvaiseté,
qu'elle alla jusqu'à lapider
le merveilleuse Héloïse,
et jusqu'à castrer le saint Abélard,
si têtue dans sa quotidienne fatigue
pour le pain de chaque jour,
et si versatile à l'égard de ses propres chefs,
et, bien que mangeuse de sorcières,
d'hérétiques et de Juifs,
et friande de la chair des philosophes,
assez crédule pour se griser sur le tard
du rêve philosophique des Lumières,
de l'Evangile de Rousseau
et des romances folles
de fin d'époque!


Oui, ce vieux peuple de Paris,
ce vieillard au sourire plein de malice,
ou au rictus de dégoût,
fut passionné à l'extrême,
au point même de rallier la cause
des brillants avocats de la Révolution,
aux beaux semblants,
aux belles paroles
prôneuses d'égalité,
et à la vertu étrange,
parfois petite, mais, le plus souvent,
sanglante pour le peuple
comme pour eux-mêmes!


Et que reste-t-il,
par ces temps d'indifférence
et d'insensibilité mortelles,
que reste-il des étudiants pauvres
et des grisettes des faubourgs,
ces muses mal famées,
parfois entraînant dans leur chute
leurs amoureux naïfs,
parfois honnêtes,
souvent phtisiques,
et qui n'hésitaient pas
à se jeter dans la Seine,
si leur coeur s'y trouvait contraint
par l'orgueil de leurs amants,
mourant ainsi
pour avoir trop aimé!


Toute cette population,
si diverse, si contradictoire
en ses élans et ses opinions,
mais à la personnalité
vigoureusement affirmée
comme un fer rouge,
dort maintenant
dans les vieux cimetières de Paris,
en compagnie de quelques témoins immortels
de ses vicissitudes, de ses aventures
et de sa grandeur,
tels que Musset ou Baudelaire!


Que cela nous serve de leçon,
il n' y pas que les grands hommes,
les grandes nations aussi
sont mortelles,
non sans avoir fait preuve,
tout le long de leur vie,
de quelque élévation
au milieu d'un océan de petitesse,
à l'image des princes des armes
ou de l'esprit!


ETREINTES D'AIRAIN

RECUEIL INEDIT. OCTOBRE 2004