Le Chant d'Ulysse
Non, je ne rêve plus
de m'en aller vers
l'île enchanteresse d'Ogygie
dont la Reine est une sorcière,
l'immortelle Calypso,
quand même celle-ci m'aurait promis
de me faire une large place
auprès d'elle,
dans son lit moelleux
au matelas doux,
aux draps pourpres
et à la couette d'amour,
mais qui serait enfermé
dans une sépulture scellée,
au milieu d'un bois de peupliers noirs,
de cyprès funèbres
et d'iris de deuil!
Non, je ne souhaite plus,
comme prix de mes travaux
pénibles sur la terre,
un séjour de délices
dans les Îles Fortunées du Couchant
où les héros demeurent
après leur disparition!
Oui, je ne forme plus
qu'un seul voeu:
retourner en Ithaque,
mon île de la joie,
dominée par la rumeur de la mer
se brisant avec fracas
sur les rochers abrupts,
par la légère brise d'Ouest,
par les chants d'oiseaux,
par le bruit de la navette des femmes,
des jeux des enfants
et des travaux agricoles
commencés dès l'aube
ainsi que des marteaux dans les forges,
et, enfin, par les cris du peuple
les jours de marché!
Là-bas m'attend une compagne,
malheureuse peut-être,
mais vivante,
non pas vaporeuse ou chimérique,
bien que peut-être infidèle,
en tout cas entourée
d'une foule de prétendants
qui, tout en mangeant mon bien,
convoitent tous ma Bien-Aimée!
Oui, il vaut mieux
que je retourne auprès de ma Pénélope,
quand même elle serait
rongée par les tourments de l'existence
et, jusqu'à preuve du contraire,
inconstante et traîtresse!
Car pour moi, ressusciter
n'est pas m'en aller aux Champs Elysées,
parmi les héros et les Dieux,
à condition de quitter
la terre des mortels,
mais bien me réveiller à l'aurore
en Ithaque, parmi les vivants,
dans les archipels de ce monde
qui regorge de merveilles
et dans la chaleur de l'été
qui incendie notre sang
assoiffé d'eau de fontaine,
voire de bière d'orge
et de vin fort
mis au frais!
Si étreindre l'Autre
en l'acceptant dans mon giron,
c'est mourir à moi-même,
mais seulement symboliquement,
en revanche gagner l'immortalité
par le sacrifice sur un bûcher
de mon propre corps,
c'est mourir réellement
et pour toujours!
Non, je ne désire plus
que mon âme soit emportée au Paradis
par les sirènes d'Italie,
quand même ces dernières
chanteraient lors de mon trépas
des hymnes d'une beauté ineffable
en mon honneur!
Oui, rien ne vaut
la présence sur la terre!
Car il n'est de lieu hospitalier
autre que notre domaine,
le domaine de la Terre-Mère!
Quel plaisir est plus grand
que le plaisir de contempler au crépuscule
un lac alimenté par une rivière terrestre,
cependant que les mouettes
sillonnent gaiement le ciel
et que sur le rivage
chantent les oiseaux familiers
tant et si bien
que nous sentons notre âme,
non pas emportée par les Harpyes
vers les régions du soleil de minuit,
mais régnant
parmi les Muses,
dansant avec les alcyons
et les cygnes,
ou racontant des mythes
devant l'âtre
où trône Hestia,
la Déesse du foyer?
LES AMAZONES DE LA LUNE
RECUEIL INEDIT. JUIN 2005