Introspection
Je suis bien aise de constater,
avec le recul du temps,
que nul nuage n'est venu troubler
le ciel, resplendissant le jour
et étoilé la nuit,
de ma jeunesse,
aucune nue sombre,
autre que les nues
nées de mon esprit déréglé,
bourreau de mes sens,
égorgeur de mes rêves
et mystificateur de soi!
Eprouvant la peur innée
du monde extérieur,
craignant pour ma liberté
et pour ma vie même,
j'ai tenu autrui à distance considérable,
et j'ai de mes propres mains
bâti un paradis
qui a toute la semblance d'un enfer touffu
et où l'on n'entend aucun bruit,
si ce n'est la musique de mes veines,
ou l'orage de mon âme,
ou la pluie d'or des soleils innombrables,
ou l'éclosion matinale des roses,
ou la tempête embaumée
des violettes blanches,
ou l'ouragan des fleurs d'orme,
ou le tourbillon des hirondelles
agiles et à la queue fourchue,
ou la haute voltige
des faucons de l'empereur Frédéric II
et roi de Sicile,
ou le passage tumultueux
des oies sauvages,
ou les amours luxuriantes
des tigres avec les tigresses luxueuses,
ou la démarche voluptueuse
des éléphantes,
ou le zézaiement des abeilles,
ou le tressaillement des papillons,
ou les noces des libellules,
ou le fourmillement des charmilles
sous l'effet des fauvettes en Mai,
ou la conversation des blés
prêts à être moissonnés,
et pour cela parlant avec ferveur,
ou le babillage des vierges vertes
comme le maïs du Guatemala,
ou le bruissement, à perte de vue,
des bananiers de Costa Rica,
ou la rumeur des fins cocotiers
de Saint-Domingue
ou la visitation des frangipaniers
de l'île Bourbon
par les anges baudelairiens,
ou les cantates de rossignols
dans les cimes des cyprès de Toscane
ou des pins d'Attique,
ou, enfin, le battement de mes tempes
sous l'action de mon coeur
décortiqueur d'huîtres perlières
et pêcheur de ciels d'outre-mer!
Ce mien parc solitaire
est ceint de hauts murs blancs
comme les jardins de Syrie
ou d'Arabie!
Quelques jeunes filles,
de temps à autre,
viennent s'y promener,
attirées par le jet d'eau
qui trône au milieu des roses, rouges
comme leurs lèvres!
Mais toutes en sortent
sur la pointe de pieds
ainsi que des ballerines
aux tutus d'oeillets,
de peur que je ne m'aperçoive
de leur présence,
et que je ne tire ainsi profit
de leurs rires frais
comme des cristaux de roche!
Car tellement intense
y est le parfum du musc
et de l'ambre,
qu'elles en reçoivent un vague malaise,
qu'elles attribuent
à l'état sauvage de mon Eden!
Voilà pourquoi je disais
au commencement de ma confession
que mon paradis a toute la semblance
d'un enfer!
Oh! La semblance seulement,
car tant je me plais
en moi-même
que jamais on ne m'entendra
me plaindre du désert avoisinant!
Qu'importe le désert,
pourvu qu'il y ait des jardins mystiques!
Quand même il n'y aurait
qu'un seul jardin au monde,
il suffirait pour grimper aux galaxies,
accrochés à ses myrtes!
SANGS MELES
RECUEIL INEDIT. OCTOBRE 2004