Du Poète Joyeux
On me fait communément le reproche
de ne pas faire étalage dans mes hymnes
de ma tristesse
et des autres chancres de mon âme!
Ignore-t-on que je suis un dévot de Bacchus
qui, en tant que dieu du vin,
réprouve les discours
comportant de la cruauté
ou de la vilenie,
et condamne l'usage du chagrin
et de l'apitoiement sur soi-même
comme moyens de séduire la populace?
Et que faites-vous des poètes tragiques,
me répliqueront peut-être
les beaux et vénéneux esprits
qui, ainsi que des chardons,
ne fleurissent que parmi la racaille?
À ceci, je réponds:
oui, les poètes tragiques sont cruels,
mais leur cruauté est encore
un éloge de la vie
et de ses excès d'abondance,
à travers le noble et beau langage
de la tragédie,
l'exubérance des caractères dramatiques
et les larmes causées par l'émotion
qui entraîne dans son sillage
l'exaltation de la vitalité,
voire l'apothéose de la fureur de vivre,
jusque dans ses errements,
jusque dans ses égarements
et jusque dans ses reniements!
Les hommes et les femmes triviaux,
vulgaires et lubriques,
me reprochent également
l'érotisme exacerbé
de mes plus belles des odes amoureuses!
À cet argument aussi spécieux,
aussi fallacieux que la morale
des masses incultes et grossières,
je réponds comme Anacréon,
il y a plus de deux millénaires:
plus le moment fatidique de ma mort
est proche,
plus je veux jouer, folâtrer,
m'ébattre dans les prés,
rire et danser!
Car, une fois mort,
je ne désirerai rien!
Oui, la volupté chez moi
est un credo, une condition sine qua non,
un article et un acte de foi
en la beauté victorieuse des jouvencelles
qui vainquent le fer des lances
et des armures des héros,
le bronze des casques guerriers
et le feu des bûchers
et la négation de Narcisse!
Et, plutôt que de parler
des soucis du monde
et de ses chagrins,
je préfère narrer la légende de Dionysos,
de ses trois descentes dans les enfers
et de ses trois résurrections,
de son morcellement dans l'univers
et de sa reconstitution par la pensée!
Oui, je chante les Bacchantes
dans les vigneraies épaisses
où, couronnées de lierre
et munies d'un thyrse,
elles cueillent les grappes
jaunes et noires!
Oui, les Ménades sont
mes chérubins, mes archanges
et mes démons ou démones!
Oui, Aphrodite-Astarté-Vénus est
ma Vierge Rédemptrice,
parce que Prostituée,
et parce que Belle!
Et la caravane de mes désirs
de sereinement passer,
malgré les aboiements
des chiens enragés d'Occident et d'Orient!
Tout en sachant qu'intarissable
est le fiel des ennemis de la joie,
je continue, cependant,
à ensemencer l'antique champ de l'amour
d'une semence qui, loin d'être
étrange et singulière,
est naturelle et spontanée,
comme une source éternellement jaillissante
et comme le buisson ardent de Moïse!
Au milieu de la foule,
vautrée dans le culte des deniers d'argent,
je suis le maître voluptueux
et le cheikh licencieux!
Et qui sait? Peut-être que je suis
le seul être aimant
parmi la masse des haineux,
et au milieu de la foule des chardons,
une seule rose!
LA CARAVANE DU DESIR
RECUEIL INEDIT. NOVEMBRE 2004