Le Poète Porte-Glaive

En Occident où la vie
est un interminable sanglot
poussé par le plus noble des hommes
et secondé des soupirs
venant de la gorge
de la plus excellente des femmes,
le poète qui veut abreuver sa race
de l'eau fraîche de l'allégresse cristalline
et du vin de l'ivresse sainte,
en affirmant une vie joyeuse et forte
et des félicités extraordinaires
sous des climats suaves comme le miel,
est montré du doigt
et rejeté par la foule de ses coreligionnaires!


C'est que l'homme blanc
n'est habitué à recevoir des présents,
même portés par des antiques cistophores
dans des corbeilles consacrées,
et considère avec méfiance,
voire avec un mépris
mêlé d'un grand étonnement,
celui qui fait don de lui-même
à la Fortune, déesse du bonheur,
et, par-là même, au peuple
dont celle-ci est la haute gonfalonière
et la calligraphe rubicatrice,
réécrivant les souffrances quotidiennes
des pauvres gens
avec l'encre rutilante
de la passion des sages!

C'est sans doute avec raison
que la gent inintelligente du Septentrion
tient le penseur,
cet ami de la Sophia ou Sagesse,
pour un insensé,
car l'ardeur juvénile et désintéressée
de celui-ci
n'est comparable qu'à la palpitation,
qu'à l'agitation fébrile,
qu'au désordre de l'idiot!


L'homme blanc est tant épris,
en sa méticulosité,
d'ordre, bien qu'il s'agisse
d'un ordre surtout pécuniaire,
fondé sur l'anarchie des goûts
et sur la banalité des sensations,
qu'il inscrit sur le passif,
dans son livre des comptes,
les pertes supposées,
causées par la générosité dionysiaque
du génie qui entraîne le peuple
dans une carole infinie
et dans une farandole dont le terme est
l'Amour, ascension à l'Olympe
de l'immortalité
et conquête du Caucase de la liberté!


Avec quelle colère
je regarde les froides demoiselles d'Europe
qui ont emprisonné leur âme
dans les fers d'une frivolité
frisant la provocation,
alors que la terre est en feu
et que montent partout
des cris de détresse!
Et le savant moderne lui-même,
celui qui du haut de sa chaire
fait des sermons sur le progrès,
dernier spasme d'une humanité exsangue,
me semble méprisable!


Car il n'est de progrès
que celui obtenu
par des prouesses nouvelles
de l'imaginaire,
par des chefs-d'oeuvre ciselés
et burinés de l'Art et du Verbe!


Oui, le poète est le porte-étendard
et le porte-glaive de l'imagination
qui seule est à l'origine
du vaste univers!

HECATOMBES DE LUMIERE

RECUEIL INEDIT. DECEMBRE 2004