Eloge de l'Art Riche


Mes pistoles brillent
comme les lumières du temple de Salomon!


Pourtant, je ne ménage guère mes richesses
et je dépense sans compter
au risque d'être pris pour un rastaquouère
dont les rentes sont inconnues
et d'entacher ainsi à jamais ma renommée
et de me faire arrêter sur les routes d'Espagne
par les archers de la Santa Hermandad,
tant mes poches sont pleines à ras bord
de réaux ou de maravédis,
voir de me faire embastiller à Paris
sur dénonciation des bourgeois du coin
qui thésaurisent même le temps!


C'est que je suis dans le cas
de ce jeune marchand des Mille et Une Nuits,
dont le trésor était inépuisable,
car un cheikh vénérable
lui avait révélé
le secret de la richesse, celé à tous les autres!


Je me flatte de croire
que ce secret énigmatique
consiste à ne point lésiner
sur les dépenses occasionnées par l'âme
et ne point épargner à cet effet
les veillées dans les chambres d'étudiant
entre quatre murs austères
et à peine éclairés,
ni les nuits blanches
sur le lit de l'angoisse
pendant la grise adolescence,
ni les larmes des pleurs,
ni les sanglots du noir désespoir,
ni les cris sourds des gémissements
ni les débauches jusqu'à l'aube,
ni les yeux mouillés des extases
où on déclame les vers
des grands poètes du passé,
ni les rires fous des voluptés,
ni les sourires ingénus
et comme amoureux,
adressés sans y penser
à quelque grisette aussi étonnée
qu'indifférente!


C'est vrai, la noblesse
n'est pas moins canaille que la roture,
ni la féodalité supérieure à la république!


Et pourtant, quelque chose signale
le gentilhomme, quelque chose
qui le différencie
de l'homme du commun,
si toutefois le premier a reçu
une éducation propre à sa condition:
il a le sens du faste,
l'habitude de la fête
où l'on dépense à bras ouverts,
le goût de la grandeur
et la volonté de majesté!


Voilà pourquoi aux saisons
aristocratiques
correspond l'esthétique de l'abondance,
voire de la prodigalité!


Si les palais des anciens rois d'Orient,
des schahs aux califes,
étaient somptueux,
si les retables espagnols
étaient tant luxueux
et si finement ouvragés,
si les iconostases byzantins
étaient décorés d'une tant précieuse façon,
et si les heures du duc de Bourgogne
étaient enluminées d'une inoubliable manière,
c'est qu'à l'époque régnait
la morale libérale des seigneurs
et non la petite morale étroite et utilitaire
des boutiquiers!


Ploutos était habituellement
le compagnon des Eupatrides
et leur inspirait des actions généreuses
et les poussait à ne point dédaigner
ce qui semble superflu aux épiciers
et même à priser la grande poésie
et à prendre sous leur protection
les artistes!


Et c'était Ploutos
qui apprenait aux jeunes femmes
à laisser flotter comme une oriflamme
leur chevelure inentamée
des épaules jusqu'aux jambes,
à laisser croître leurs seins
et à avoir les flancs larges
et les hanches grasses
comme des oies que l'on gave!


Moi-même, et à mes risques et périls,
j'ai pris le parti de Ploutos,
autrement dit de la Richesse
et non de Penia, autrement dit de la Pauvreté,
car il y va de ma foi en la Nature
qui est riche, qui est prodigue
et prend soin de tous ses enfants!


Oui, je suis pour un Art riche,
car c'est une question théologique,
une question de foi
dans les forces de la Surnature
dont la nature elle-même
fait partie!


L'ANGE DES TROPIQUES

RECUEIL INEDIT. MARS 2005