Libation à Bacchus


Ô peupliers géants
à l'altissime chevelure,
vous qui, inspirés par les divines chanteuses,
les mystiques danseuses
des cimes de l'Hélicon, tressez des éloges,
vous qui chantez des hymnes
et adressez des oraisons
aux Dieux Immortels
et aux héros bienheureux
se prélassant dans les îles de Tyché,
la Déesse de la Fortune,
envoyez-moi un chant suave
afin que je le répète au zéphyr!


Car moi aussi, comme vous,
arbres habités de Nymphes,
je suis un servant de Calliope,
la première d'entre les Muses Bien-Aimées!


Oui, je suis son serviteur,
à la fois modeste et fier,
modeste quant à l'esprit,
fier quant au coeur!


Et je me propose ici
d'exalter l'art poétique
dont les principales qualités sont
l'harmonie, la lumière,
la précision et la liberté!


Oui, c'est par son allure franche
et par les libertés qu'il prend
avec l'ordre de ce monde
que le Poète se distingue
des autres graves artisans,
dans la mesure où il se rapproche
des beaux artistes!


En effet, de même que les plus nobles
d'entre les artisans
martèlent les oeuvres durables
dans leurs forges cyclopéennes,
de même l'Aède
martèle de ses vers,
frappés dans l'airain
et trempés dans le feu,
les rythmes mêmes
de la musique de demain,
de naguère et d'aujourd'hui!


Mais, c'est par sa vertu oraculaire,
par sa pensée prophétique,
que le troubadour,
ce trouveur de paroles,
s'élève au statut divin
de bel artiste,
d'ange d'Hermès,
de héraut d'Apollon,
d'amant de la Lune,
d'officiant de l'Aphrodite d'or,
de mystagogue de Déméter et de Coré,
de danseur dionysiaque
et de prédicateur d'Artémis-Dictyna!


Par l'ode et le dithyrambe,
le Poète devient l'interprète autorisé
des desseins de Zeus le Père
ou, plutôt, de Rhéa la Mère,
la Génitrice des Déesses et des Dieux,
la maman des mortels!


Et bien que le pieux Verlaine
l'appelât «la vague besogne»,
la tâche poétique
n'en est pas moins une tâche ordonnée
comme celle du laboureur!


De même que le laboureur,
s'il néglige sa besogne,
n'emplit pas sa grange
d'orge et de blé,
de même le chanteur sacré,
qu'on appelle ménestrel, trouvère,
barde, vate ou rhapsode,
s'il délaisse
ou remet à plus tard ses travaux,
il n'emplira son âme
de chansons,
mais de chagrin et d'ennui!


Chaque fois que l'Aède
s'en va chanter dans un bosquet
ou dans un verger,
à l'ombre des beaux arbres fruitiers,
il doit supplier le Zeus
des entrailles de la terre
et la pure Cérès
de lui accorder des chants
parvenus à maturité
et ployant vers le sol
comme de lourds épis!


Si tel est le cas
et si la journée a été féconde,
qu'il consigne sur son cahier
d'élève d'Orphée
les paroles ailées
et les phrases sonores,
arrachées avec tant d'ardeur
et tant de passion
aux cimes de l'Olympe neigeux,
demeure des Muses,
ces Déesses immortelles,
toujours vivantes!


Puissé-je, ô Calliope,
et vous, Clio et Eratô,
à l'heure de la moisson
où les chèvres sont grasses
et les femmes ardentes,
puissé-je, après avoir bu
du lait de chèvre
qui ne donne plus son sein
et dîné de la chair d'une génisse
qui n'a pas encore vêlé,
m'étendre sous un peuplier blanc
pour chanter, écrire, composer
et encore chanter,
non sans mouiller de temps en temps
mes lèvres de vin noir de Byblos,
à la manière d'une libation
à Bacchus-Liber,
le Dieu de la liberté!


DESTINEES DE SANG ET DE PASSION

RECUEIL INEDIT. JUIN 2005