L'Heure de Midi


Entre toutes les heures bénies
échues aux mortels,
l'heure de midi me semble la plus désirable!
C'est l'heure où les femmes en folie
se balancent à l'envi,
recherchant chacune
le prix de la hanche
la plus large
et la plus étale!


C'est l'heure aussi
où je respire la joie du rayonnement intérieur
le plus intense,
car je me délecte de l'ombre
des grands peupliers blancs,
faite d'émeraudes diaphanes,
de cristaux de roche
et de saphirs des Syrtes,
cependant que je sommeille
comme un chat angora
tout en rêvant comme un ange cafrin!


À d'autres de chanter
les courses marines
du si rusé
et du si tourmenté Ulysse
et les aventures de Sindbad le Marin!


À d'autres de dire
les guerres mythiques
de l'Iliade, de l'Enéïde
ou de la Mahabharata!


Quant à moi, ma Muse,
bien qu'au fond tout aussi guerrière,
s'attache à célébrer
les jeux doux-amers,
et cependant vertigineux, voire poignants,
du désir et de l'amour!


Oui, beaucoup mieux que les guerres,
anciennes ou modernes,
je sais dire avec des mots
tout droit sortis des forges des Cyclopes,
le nonchaloir des jeunes femmes,
leurs rires bienveillants
ou de signification maligne,
connue d'elles seules,
leurs allures fantasques,
leurs gestes extravagants,
leur être énigmatique et sibyllin,
leur âme radieuse en surface,
obscure en profondeur,
et qui promet les plus hautes joies
et n'accorde que souffrance, douleur,
supplice et martyre!


Certes, par le passé,
ne partageant pas les goûts grégaires
de mes contemporains,
il m'est arrivé de chanter
la foi exaltée des Arabes,
le noble fatalisme des Turcs,
la gloire, vieille de plusieurs millénaires,
des Perses et de tous les Iraniens,
la beauté absolue des Indes
dont participent trois mille Dieux,
la musique de Java
qui épouse tous les amples mouvements
de l'Océan,
et, enfin, les chansons de Chine,
piquantes et fines!


Ou, traversant la mer Occidentale,
je m'enivrais des monuments des Amériques,
réduits à l'état de ruines
par les Blancs!


Avec moins de présomption,
j'ai aussi illustré sur le tard
la richesse de la terre africaine
dont les femmes sont aussi belles
que les zèbres ou les gazelles
et que les figurines ivoirines
d'éléphanteaux
ou que les bustes ébénins
de Reines mystérieuses
dans lesquels excelle
l'art des Nègres!


Mais les temps sont venus pour moi
de dire la cascade d'Edesse,
tout aussi magnifique
que la cascade du Tivoli,
ou la terre magique par son opulence
et si riche en froment, d'Hémonie,
la Thessalie des temps premiers,
les écueils terribles
du promontoire de la Chimère
en Epire,
ou les sommets de l'Ida crétois,
nourricier des dieux,
ou Paphos dont les jouvencelles
ressemblent à Cypris,
ou la couronne prophétique des Cyclades,
ceignant la tête d'Apollon,
ou Rhodes, la solaire nymphe,
la claire fiancée du Ciel,
sans oublier Cythère
dont la Reine, Aphrodite,
mène le choeur des Grâces
sous la haute lune,
et, bien sûr, l'Aonie ou Béotie,
berceau de Dionysos!


Ainsi, par une démarche
en apparence paradoxale,
je me suis d'abord
attaché à dire la valeur
des hommes et des femmes
les plus éloignés de moi
dans l'espace et le temps!


Et voilà qu'après des travaux
qui ont duré toute une vie,
je m'enchante à dire
la beauté des humains
les plus proches de moi
par la race et le caractère!


Que faut-il donc en déduire,
si ce n'est que,
en aimant le Lointain,
l'Autre radical,
on en arrive
à s'accepter soi-même
et à s'aimer!


Et c'est Justice,
parce que c'est sagesse
librement consentie,
quoique dangereusement
vécue!


LA TOPAZE MYSTIQUE

RECUEIL INEDIT. AOUT 2005