Le Poète Aimé
Si je chante, c'est que je sais
que quelque part dans le monde,
il y a une femme inconnue
qui m'aimait hier,
m'aime aujourd'hui
et m'aimera demain
et à jamais!
Car elle m'étreint
d'un regard embrasé,
tout chargé d'âme,
et qui semble me conter
cette merveilleuse histoire:
«Quand tu étais encore
un enfant nouveau-né,
frais émoulu de l'utérus maternel,
j'étais penchée par une radieuse matinée
sur ton berceau,
au milieu des Neuf Muses enlacées
et toutes souriantes,
quand je déclarai,
prenant ces filles saintes
pour témoins
et attestant la Déesse Aphrodite:
Je fais ici acte
devant les Neuf Camènes grecques
du don de mon esprit
et de l'offrande de mon corps
à toi, mon demi-dieu,
mon roi et mon palmier!
Car, j'ai pour toi,
quoique un frêle enfant encore,
l'inclination que ressentent d'ordinaire
les maîtresses pour leurs amants,
avec cette différence,
que moi, en tant que Laconienne,
je ne reviendrai point sur mes propos
tenus en toute liberté
et jamais je ne trahirai
la foi jurée!»
Oui, je chante
parce que je suis aimé
d'une femme aimée!
Et, c'est la même que,
fuyant la Scylla
d'une solitude sénescente,
je crus découvrir,
sous les traits, ô horreur, ô superstition,
de la Chimère,
fille de Zeus et d'une nuée,
un fauve à la tête de lion,
au corps de chèvre
et à la queue de serpent!
Or, ce n'était qu'un avatar de la Charybde,
monstre aussi difforme
qu'infâme,
un terrible piège
qui attend et guette les marins
dans le détroit de Messine
que, pour mon malheur,
j'ai franchi plusieurs fois,
toujours comme naufragé,
sauvé au dernier moment
par la main tendue
d'une des Euménides,
car ma destinée ne voulait pas
ma perte,
puisque j'étais aimé
et donc vrai vivant
et digne de l'être!
Cela prouve, s'il en était besoin,
que c'est une erreur que la désespérance,
une erreur dont les sages d'Arabie
donnèrent
à leur fleur favorite: le jasmin!
Car si le présent est mauvais,
rien ne nous dit
qu'il le restera toujours!
Il n' y a pas toujours des tempêtes
dans l'océan Atlantique
et les marins n'y périssent pas toujours
corps et biens
et il ne neige pas tous les jours
en Russie ou en Arménie!
Moi-même, pouvais-je imaginer,
alors que j'étais ligoté
par les liens de fer d'une dégoûtante esclave
au nom de Myrtale,
qu'à un des levers hivernaux
de l'Etoile du Soir,
je me délivrerais de mes chaînes
et que je pourrais,
sorti sain et sauf de cette épreuve
indigne de mon sort,
admirer le développement en moi
de cette pensée,
déjà formulée par d'autres vates,
bien avant moi,
et selon laquelle
certains hommes parmi les plus fortunés
naissent aimés
et sont donc immortels!
C?UR DE BACCHUS
RECUEIL INEDIT. AOUT 2005