Du Poète Victorieux


Les Dieux n'ont pas voulu
que je devienne un laboureur
qui moissonne le blé
dans la vaste plaine de la Messénie,
protégé seulement d'un immense
chapeau de paille,
cependant que la sueur
dégouline sur son front
et sur ses tempes!


Ils ne m'ont pas non plus
fait assez robuste
pour que je participe aux jeux de palestre
et ma poigne est beaucoup trop faible
pour le pugilat!


Ils ne m'ont pas fait assez rapide
et assez fort
pour qu'à Olympie
j'obtienne au nom de ma cité
la couronne de laurier sauvage
qui distingue les vainqueurs
à la course ou au saut en hauteur!


Et je suis incapable
de mener au triomphe
un char thébain,
attelé de majestueuses
cavales thessaliennes!


La seule chose
à laquelle la Destinée
m'a rendu apte,
c'est à moissonner par mon art du vers
l'or des astres,
à puiser par mes élégies éoliennes
l'eau des fontaines
dans la lune
et à multiplier à l'infini,
par l'éclat de mes odes,
le nombre des soleils existants!


Ma tâche principale
consiste à ranimer
les coeurs languissants,
à conduire les armées danaennes
à la victoire par mes péans,
tel le Spartiate Tyrtée,
et à cueillir les fruits de l'intelligence
qui ont longuement mûri
dans le giron de la Philosophie
et des Sciences historiques!


Car le Vate tient un peu
du philosophe
dans la mesure où,
dès son plus jeune âge,
il apprend à évaluer,
selon des critères
connus de lui seul,
tout ce qui a trait à l'existence
et à assigner aux êtres
la valeur qui leur est propre!


Et c'est aussi un historien,
voire un annaliste,
car il juge ses contemporains
en se référant constamment
au passé le plus lointain
comme le plus proche
et en dressant des perspectives d'avenir!


Oui, le Poète ne juge pas
les hommes et les femmes de son temps
en les comparant seulement à ceux du passé,
mais aussi à ceux du futur
qu'il sait être des critiques sans pitié!


C'est pourquoi, on le prend souvent
pour une Cassandre
dont les prophéties gênent
par leur aspect parfois sombre
et sont cause d'incrédulité
et de froideur à son égard!


Or, c'est Apollon lui-même,
le Dieu de la poésie, qui parle par ma bouche
et me guide jusque dans mes vociférations,
jusque dans mes imprécations!


Car loin d'être un prédicateur de morale,
je suis un porte-flambeau,
un dadouque aux Mystères d'Eleusis!


Oui, je conduis dans la nuit de Septembre
la longue procession d'Iacchos,
l'un des avatars de Bacchos
ou Bacchus!


Mais je suis en même temps
un mystagogue et un hiérophante
et, à ce double titre,
je révèle à ceux qui veulent
se métamorphoser
en mystes ou initiés
le sens ultime des rites
de Déméter-Cérès,
tel que la Déesse en personne
me l'enseigna!


Pour toutes ces raisons,
je pense que les Muses
jamais ne m'abandonneront
au triste sort d'une voix anonyme!


Aussi longtemps que les brises
souffleront dans les blancs peupliers
de Kifissia
dont l'haleine puissante
retentit jusqu'en Eubée,
et, au-delà, dans la mer Egée,
ma Renommée y trouvera
un aliment fin et abondant!


N'est-ce pas le Latin Horace
qui a dit que les Muses
ne veulent pas
que le Vate meure?


Et la seule façon pour un Poète
de ne pas mourir,
n'est-ce pas que les palmes
de la victoire, même tardive,
viennent baiser son front
et ceindre sa tête,
toujours verte
de pin des monts d'Attique?


AIGLES DE FEU

RECUEIL INEDIT. AOUT 2005