Béatitudes Païennes
Heureux celui
que la diane de la caserne
n'éveille pas dès les premières
lueurs de l'aube hivernale!
Heureux celui
que la sinistre sirène d'usine
n'appelle pas
à la huitième heure matinale
au travail stupide!
Heureux celui
dont la vie n'est menacée
ni par les cruautés de la guerre
ni par les humeurs fantasques
de la mer!
Heureux celui
qui se tient loin des affaires
mangeuses d'années!
Heureux celui
qui fuit le bruit exaspérant
de la place du marché,
l'agora des Grecs,
le forum des Latins!
Heureux celui
qui laboure librement
les champs sidéraux
de la poésie lyrique
avec ses propres outils,
non empruntés à autrui!
Heureux celui
qui avec une serpe
arrache les rameaux stériles
pour y greffer des ramures fécondes!
Heureux le poète
qui marie les vignes aux peupliers blancs,
la lune aux hanches des jeunes femmes
et les nuées roses
aux seins des jouvencelles!
Heureux celui
qui un seul instant
peut suivre du regard
les génisses paissantes dans l'herbe drue
et les brebis qui rentrent repues
des vertes prairies d'Epire
au bercail hospitalier!
Heureux l'ensemenceur
dont l'épouse fidèle
allume le feu
du foyer sacré
avec du vieux bois,
attendant le retour
du laboureur fatigué!
Heureuse la jeune fille
qui, entre des claies tressées trait le lait,
blanc comme la neige,
des douces agnelles!
Heureux l'apiculteur
qui recueille le miel attique
ou crétois ou sicilien ou apulien,
dans des amphores élégantes!
Heureux le pasteur
que la musique d'une source jaillissante
invite à un somme
léger comme la démarche d'une vierge
qui va à son premier rendez-vous galant
ou comme le firmament nocturne en Août
ou comme l'impalpable coton
des nuages les plus hauts,
ceux qu'on aperçoit du hublot d'un avion
survolant les cimes des Alpes!
Heureux le créateur
qui, à l'image de Bach-Dieu,
possède un souffle aussi puissant
qu'une cascade grondante
ou qu'un torrent violent au printemps
ou qu'un fleuve
qui, né en montagne,
s'enfle en chemin d'eau sainte
et descend bouillonnant dans la vallée!
Heureuses les nouvelles mariées
qui font la grasse matinée
et restent au lit
jusqu'à une heure tardive,
parmi les draps tout blancs
et parfumés à la rose!
Heureux celui
qui s'en tient à la beauté spontanée,
fruit de la Terre Mère,
et ne recherche point
des choses qui ne sont pas à sa mesure,
tel Narcisse qui périt
parce qu'il renonça à l'amour d'une nymphe
pour l'amour impossible
de sa propre image
ou à la façon de Bellérophon
qui fut rejeté par le Pégase,
son cheval ailé,
pour avoir ordonné à celui-ci
de le conduire à la demeure
des Dieux et des Déesses de l'Olympe!
Heureux, enfin, celui
qui peut d'un esprit vigoureux
ainsi qu'une aile d'aigle,
s'élever dans la voûte des sphères,
jusqu'à Sirius en été,
jusqu'aux Pléiades en Avril!
Si des élèves à moi
me posaient cette question opportune,
malgré sa relative insolence,
à savoir: «Et quel est , donc, Maître,
le plus malheureux des humains?»,
je répondrais de la sorte:
«Le plus malheureux des hommes
est celui qui,
cherchant à tuer le temps,
renie sa jeunesse
et sa vie même,
pou se jeter dans l'agitation sordide,
trouble et forcenée
des grandes métropoles d'aujourd'hui,
lancées dans la quête désespérée
d'une modernité à jamais évanescente!
AIGLES DE FEU
RECUEIL INEDIT. AOUT 2005