Le Poète en Enfer


Chaque phénomène poétique
n'est pas seulement
la pure manifestation du génie d'un démiurge,
mais aussi une surabondance imprévue
de forces centripètes,
un débordement continu
d'action dramatique
et une marée océanique,
ou, plutôt, un raz-de-marée
entraînant sur son passage
phallus, vulves,
croupes, seins, reins fulgurants,
chevelures dénouées,
héroïnes et Déesses,
héros et Dieux,
Nymphes et Demi-Dieux,
Sirènes et Gorgones,
Pans et Amours et Démons
et prêtresses et prophétesses
et courtisanes sacrées!


Moi-même, quand je naissais
à la poésie,
je me ceignais la tête
d'une couronne de violettes
ou d'une guirlande de marguerites, d'aubépines
et de narcisses,
d'où étaient suspendues des bandelettes
ou des rubans blancs,
afin de plaire à Zeus,
et rouges comme le sang de la jeunesse!


Car une dame
que j'avais baisée sur la bouche
en rêve,
m'avait promis de chanter pour moi
durant toute la vie
comme un glaïeul épanoui!


Je pensais de la sorte
vivre l'épreuve salutaire du désir,
grâce à l'enchantement
des fleurs divines
qui auraient le pouvoir
d'évoquer aux yeux des jeunes femmes
les fleurs et primeurs
de mon propre corps
et, surtout, mon sexe de rubis!


Hélas! La saison au paradis
où Empédocle aux mille extravagances
se faisait adorer comme un Dieu
à Agrigente,
et où Alcibiade choquait Athènes,
était, bel et bien, révolue
pour toujours!


C'est que, de nos jours,
même les téméraires descendants
des dandys modernes
se font écraser
ou battre à plate couture
par les phalanges compactes
et les légions gigantesques
de jeunes hommes et de jeunes filles
en uniforme à la mode
et qui préfèrent la gymnastique
à la musique
et qui se font éduquer
par la violence invincible
du mimétisme grégaire
et non par la persuasion
ou Peithô des Muses!


Mon erreur, dès le départ,
fut d'avoir mésestimé
et sous-évalué
les progrès faits par les Etats
dans le sens de l'assujettissement intégral
de la vie,
voire de l'anéantissement
de l'homme singulier,
de l'individu libre
et excellent!


Non, le temps n'est plus
où, à Athènes, à Thèbes
ou à Lesbos,
les poètes naissaient dans la splendeur
aux mille rayons cosmiques
et où ces aèdes
admirés de toute la cité,
même persécutés par l'envie de quelques-uns
et ostracisés,
continuaient à passionner le citoyen!


Voici venir des temps nouveaux,
des temps martiaux
où, au milieu d'une opulence inouie,
l'humanité ne sera plus
qu'un colossal corps d'armée
sans trompettes ni fanfares,
puisque toute musique sera bannie,
et qui sera lui-même
contrôlé par la plus anonyme
et la plus terrible
des polices secrètes!


Et ce monde nouveau
sera allergique à la Parole
et condamnera, une fois pour toutes,
au silence, les fastes du Verbe
et abolira toute image peinte!


Et le parti des iconoclastes
l'emportera de nouveau
pour longtemps, très longtemps!


Ce sera l'ultime revanche
des religions du Livre
qui professent un Dieu sans images!


L'heure sonnera, alors,
d'un Islam devenu universel,
mais ténébreux!


L'ANNONCIATION DES JASMINS

RECUEIL INEDIT. FEVRIER 2006