Le Poète et la Femme


Pour qu'une femme me plaise
en me faisant perdre la tête,
il faut que son corps délicat,
de robustesse craquant, mais élégant,
soit porté par des flots de pourpre,
de soie, de dentelle
de satin, de velours,
de brocart, de mousseline,
d'organdi ou de taffetas
et d'hermine, de vison
et de chinchilla!


Il faut parallèlement
que, du cou jusqu'aux chevilles,
elle soit parcourue
de ruisseaux de diamants du Congo,
de rivières de perles de l'océan Indien,
d'étangs de rubis de Ceylan,
de fleuves d'escarboucles de Flandre,
de lacs de grenats,
de mers d'améthystes d'Egypte
ou d'Afghanistan
et d'océans de topazes d'or!


Que me proposez-vous tout le temps,
vous tous, tant que vous êtes,
comme candidates à mon amour
d'aigle de Crète,
des grisettes, des midinettes
et des soubrettes?


Peut-être qu'une grande cocotte,
toute en aigrettes et en boas
ferait l'affaire,
pourvu qu'elle possède l'âme majestueuse
d'une courtisane balzacienne
ou le coeur courtois
d'une geisha japonaise!


Mais sincèrement je vous déclare
que même à une cocotte brillante
et d'une subtile intelligence
du dix-neuvième siècle finissant,
je préférerais une dame,
une vraie,
c'est-à-dire une femme qui soit
une houri ou une péri
ou une fravashi ou une amazone
ou une nymphe ou une fée
ou une ondine ou une océanide,
voire une Déesse!


Car seule, n'est-ce pas,
une Déesse immortelle,
une Circé ou une Calypso,
peut dormir
sans rien craindre pour elle-même,
sous le front haut et large
d'un artiste ou d'un grand poète,
je veux dire d'un poète
qui soit un héros dans son domaine
et qui ne s'entretienne qu'avec des morts,
seuls les hommes et les femmes d'art
défunts
étant ses interlocuteurs joyeux!


Quant à mon opinion
sur la femme de mon temps,
honnêtement et sans mentir à moi-même,
je crois que je ne donnerais
quatre maravédis d'elle,
et il me semble même
que je la tiendrais en horreur,
si elle ne portait ces merveilleux pantalons,
si téméraires et si insouciants,
et ces chemises osées et ces jupes moulantes
qui fantastiquement transfigurent
le corps de la femme
en un sérail ottoman, abbasside
ou indien
ou en la Cité Interdite de Pékin
ou en la Résidence d'été
des empereurs de Chine
ou en les cours de Florence, de France,
d'Angleterre et de Russie
réunies,
et aussi en un Paradis musulman
ou en un Eden terrestre
ou en le Walhalla germanique
où reposent les héros immortels
ou, enfin, en les Champs Elysées,
baignés par le Guadalquivir,
ou en les Iles Fortunées
cet antique Eldorado!


De ce point de vue,
vraiment la femme moderne
a accédé à la royauté
de sa propre nature
et semble jouir de privilèges inouïs,
naguère réservés aux reines
et aux Sultanes!


Comment ne pas louer,
en effet,
ces pantalons de toile, de lin
ou de satin
qui rendent la dame
à la fois provocante et fragile,
débauchée et naïve en même temps,
pour ne pas parler
de ces épaules nues,
de ces corsages audacieux
sur des jupons courts,
mais aussi de ces dents splendides
et de ces chairs exercées,
jamais flasques?


Mais en contrepartie,
elle semble avoir perdu,
avec le mystère inhérent à ses formes secrètes,
jadis soigneusement entretenu,
quelque chose comme le sceau de son âme!


Oui, le sceau, le cachet
qui fait tout le charme intime
d'une grande dame,
a été en quelque sorte
impitoyablement brisé!


En plus, la dame contemporaine,
est-elle tenue de suivre des études sévères,
de se livrer à des occupations fastidieuses
et de livrer toute la vie de sa psyché
aux médisances de la place publique!


De toute façon, jamais un poète
n'arrivera à se faire aimer d'elle,
tant elle est ensauvagée,
tant elle est barbarisée
par l'insatiable et cruel
ego moderne,
tout obnubilé par le culte de la Machine,
ce Moloch moderne,
ce mastodonte ou ce monolithe stupide
et féroce!


L'OISELEUR DES FEMMES-NUES

RECUEIL INEDIT. JUIN 2006