Ode à Une Cigale


Ô cigale passionnée,
mariée au soleil,
au coeur plus ardent
qu'un foyer de forge,
ô toi dont la voix stridente
pendant toute la journée
a roulé sur l'air
comme les boulets rouges
d'un canon neuf,
tirés sur un rempart puissant,
tu t'unis à présent
aux premières étoiles,
car tu chantes tard dans la soirée
dans le but avoué
de te faire consumer comme un papillon
brun comme un cigare
par la lampe mystique de la lune!


Tu chantes comme tu respires
et comme tu rêves!


Et tu célèbres les pampres
saturés de soleil,
les figues de Spetsai,
violettes comme les ombres des petites barques
sur l'onde calme et transparente
du golfe d'Argolide,
les graines encloses
dans les tabernacles des grenades
vermeilles comme des rubis,
les cerises d'Edesse,
brunies sur les braises
du plus brûlant des étés,
les melons de Zante
mûris par la canicule,
les abricots les plus suaves,
au goût de miel de Crète,
les pastèques énormes de Rhodes
qui cuisent au soleil
comme des fruits de Roi,
et les pêches d'or
qui embaument le vieux velours,
le velours vénitien
qui naguère revêtait
le buste des comtesses de Corfou!


Oui, tu célèbres la splendeur éternelle
de la terre
qui, aux jours les plus chauds de l'année,
se baigne dans la vérité merveilleuse
de la vie portée à son zénith,
culminant dans l'apothéose de la matière
à travers sa spiritualisation!


Or, il est cette nuit
une jeune beauté
au cou orné de topazes d'or
et de saphirs bleus
et qui est en extase sur sa terrasse
sous une treille d'émeraudes
grosses comme des oeufs d'autruche!


C'est une gemme
d'entre les gemmes du Paradis,
et c'est une perle
d'entre les perles de l'Eden!


Voilà pourquoi,
ô cigale prodigue,
tu chantes si tard dans la nuit enchantée
et si fort dans le silence des Dieux!


Seul l'aède a pénétré ton secret,
ô cigale torrentielle
que, si je ne te connaissais pas,
je dirais que tu as la raison égarée
et qu'en vain tu rivalises de la sorte
avec les plus doux grillons!


Car seuls, lui et toi,
vous vous exaltez de l'existence des beautés
que vous voulez rendre immortelles
comme leur âme
et comme vous, ô oiseaux du ciel,
ô insectes du bonheur
inscrits dans le bestiaire de la Révélation!


C'est que tu chantes cette jeune beauté,
ô cigale de la béatitude,
comme le subtil Gabriele d'Annunzio
dans le temps chanta Cicilia Gonzaga,
la bienheureuse vierge de Mantoue
dont l'image il trouva
sur une superbe médaille de Pisanello!


INSECTES DU BONHEUR

RECUEIL INEDIT. JUIN 2006