Le Gai Savant


Ô brune beauté
aux prunelles couleur de feuille de marronnier
et aux sourcils semblables
à des Arcs de Triomphe
faits de palmes,
j'ai beau jouer
sur mon pipeau de pâtre
la mélodie du jeune bouvier
emporté une nuit d'été
par la Lune
ou celle du berger Tithon
enlevé par l'Aurore amoureuse,
toujours tu me fuis,
comme jadis Echo fuyant devant Pan,
délicieux joueur de syrinx,
et toujours tu restes indifférente
à mes appels répétés,
comme naguère Daphné
restait insensible aux accents,
si touchants,
qu'Apollon obtenait
de sa lyre d'or
et de sa voix enchanteresse,
cependant qu'autour de lui
les lionnes et les tigresses en pleuraient
et les pics rocheux en gémissaient
et les fontaines en sanglotaient!


Et toujours tu t'en vas
quand j'approche de l'endroit où tu te trouves,
une flûte oblique dans ma bouche,
comme naguère Chloé
se cachait dans les fourrés
quand Daphnis, le berger aède,
faisait son apparition!


Oui, je suis le plus infortuné
des amants,
le plus malheureux des rêveurs
et le plus malchanceux
des trouvères!


Pourtant, dès que midi arrive,
je commence à tirer
de mon gosier intarissable
des accents d'une joie telle
qu'elle resplendirait
même sur les insensés,
même sur les infirmes,
même sur les morts,
d'une joie à la saveur
et au bouquet d'un vin
vieux de trois siècles
et qui aurait vieilli
dans une grotte souterraine,
entre les cristaux des stalactites!


C'est que je suis un initié
aux Grands Mystères de Déméter,
et, par là-même,
un myste de Bacchus,
ce Dieu qui a pour toujours
mis fin à la souffrance
et aux larmes
par l'ivresse de vivre
et de connaître,
par l'extase amoureuse de l'âme,
par la bacchanale
de tous les sens,
non pas déréglés,
mais délivrés de la pesanteur
qui avant les écrasait!


Oui, j'ai participé aux Orgies,
c'est-à-dire aux rites mystiques
et aux cérémonies occultes
en l'honneur de ce Dieu unique,
de ce mystagogue, de ce maître de vérité!


Et je suis désormais
le large sentier qui mène
au sommet de la montagne magique
porteuse de pierres précieuses
qui de loin fulgurent,
sur les pas du Dieu de la victoire!


Or, il n'est pas question
que je goûte,
ne serait-ce qu'un instant,
au vin frelaté des vulgaires,
car le venin de vipère
y guette,
et son corollaire,
l'effondrement de l'âme!


LA DANSEUSE DE CADIX

RECUEIL INEDIT. JUILLET 2006