Artaud ou le Porte-Glaive du Néant


Ayant pendant trente longues années
fait mes armes
dans les plus grandes salles
d'escrime céleste
et, par ailleurs, possédant
des excellentes lettres de noblesse
émanant des plus hautes autorités
de l'esprit transcendant
et de l'âme universelle,
j'éprouve maintenant la nécessité
de dire mon sentiment
sur l'oeuvre de nos grands auteurs défunts,
ceux-là même dont l'impact
sur leur siècle
fut tel que celui-ci
semble tout entier avoir été frappé
au coin de leur génie!


Je m'en prendrai aujourd'hui
à l'un des plus grands d'entre eux
par le supplice ixionien
et par le martyre sisyphien,
subis du fait d'une psyché tourmentée,
voire hantée,
elle-même fruit
d'une saison pénible
de guerres malignes
qui ont eu pour ultime conséquence
la mort de toute esthétique
digne de ce nom!


Certes, Antonin,
tu fus le tragédien d'un soleil
d'en dehors de la Voie lactée,
une figure du théâtre des ombres asiatique,
un musicien de gamelan balinais,
un haut métaphysicien,
un prophète zoroastrien,
voire un des écrivains de la Zend-Avesta,
et donc pyrolâtre,
un Père grec du désert,
un saint d'Arménie,
un anachorète du mont Ararat
au temps du Déluge,
un marabout du Sahara,
un chamane du Mexique
qui a fait l'expérience suprême
de la folie rituelle,
un prédicateur catholique sans ouailles,
un prêtre chrétien sans Eglise
et sans troupeau,
un surréaliste dissident
ou le plus radical des expressionnistes,
un mystique d'Occitanie
qui se serait égaré à Paris!


En un mot, tu fus un philosophe dualiste,
un sage manichéen
à la façon des Perses,
un gnostique d'Alexandrie,
auteur d'évangiles apocryphes,
et, surtout, un «Parfait» cathare
pour qui l'univers
ne serait pas l'oeuvre de Dieu,
mais de Satanas!


Si je devais écrire ton panégyrique,
ô Antonin-Héliogabale,
ce que je ne manquerais,
sois-en sûr,
de faire si tu n'étais devenu
pour ton malheur et à titre posthume
l'idole d'une jeunesse de fats,
j'insisterais sur ton apport principal,
celui d'avoir donné une description saisissante
des fonctions de l'Esprit
et d'avoir affirmé en quelque sorte
que seul l'esprit est!


Mais, là par où tu péchas mortellement
contre l'esprit, ô sublime Artaud,
mon double enflammé
sur la terre et dans les cieux,
c'est bien par la poésie!
Fus-tu poète? Je l'ignore!


Ne t'affirmas-tu toi-même,
dès le commencement,
incapable d'être poète
en raison d'un malaise
que tu appelais suppression de pensée?


Pourtant, les officiants de ton culte
t'instituèrent en instance suprême
d'où dépend le sort des poètes
apparus après ta mort!


Ne donnas-tu pas
absolution à la Terreur
pour un de ses plus fameux méfaits,
celui du meurtre d'André Chénier,
au motif que celui-ci
serait un poète médiocre?


Or, penser de la sorte,
c'est haïr tous les poètes en bloc,
car c'est diviniser cette masse amorphe
qu'est le Peuple,
quand même il serait
à l'étape de la révolution,
et c'est sanctifier des obscurs tribuns
comme Robespierre ou Saint-Just
et c'est ériger des avocats ambitieux
de province
en juges du mérite poétique!


C'est que tu étais animé
de la fureur plébéienne de ton époque,
elle-même écho final
de cette révolution française
qui fut si française
qu'elle mit fin
à la civilisation française
proprement dite
et amena la monarchie
absolue de la canaille,
des mégères, des pécores, des mijaurées,
des soubrettes, des grisettes,
des midinettes, des commis, des valets,
des paltoquets,des laquais sans livrée,
des bateleurs, des gros épiciers
et des poussah!


Oui, si l'on suivait ton syllogisme,
on décréterait le vingtième siècle
siècle de la révolte!
Or, il s'agit de savoir
quelle fut la nature de cette révolte!
En effet, ce fut la révolte
du dernier homme,
celui dont le règne,
affirmait Nietzsche,
serait le plus long,
celui de l'homme quotidien
et de la femme ordinaire,
enfin béats, car communs et plats!


Pour en revenir à la fin tragique
d'André Chénier,
a-t-on eu raison ainsi
de faire brûler à Bagdad,
il y a mille ans,
le poète Al-Halladj
ou de mettre à mort
le mystique Sohrawardi
sur ordre de Saladin,
et, plus près de nous,
de faire périr Federico Garcia Lorca?


Ô Antonin, fils tragique
d'une époque de funestes égarements,
n'as-tu pas contribué toi-même
à entretenir le malentendu moderne
sur la beauté
en tant qu'ennemie du peuple
et en tant que
force contre-révolutionnaire?


Certes, cher Artaud,
tu ne fus pas un favori
d'Apollon-Soleil,
ou de Bacchos l'Indien,
ni même de Priape,
et, encore moins, de Pan,
mais le suppôt de la déesse Hécate,
cette lune noire,
face cachée d'Artémis!


Et je crois même déceler
de la méchanceté et de l'ingratitude
à travers le labyrinthe de ta pensée!
N'es-tu pas celui qui affirmait
que la Grèce est la marâtre de l'Occident?
En fait, elle en est
la mère désavouée
comme l'Orient est l'aïeul
tourné en dérision!


Juste ciel!
Qu'elle fut ingrate
cette muse surréaliste,
si ancrée dans nos consciences
qu'elle en fait presque partie!
C'est une muse qui,
voulant se détourner des civilisés
pour louer les primitifs,
ne fit qu'accroître le bariolage
de l'âme contemporaine
au lieu de la rendre plus pure,
et voilà pourquoi la révolte avorta,
et tourna très vite
en spectacle mélodramatique!


Oui, le reproche principal
que je fais
à cette génération d'artistes,
c'est bien d'avoir placé,
au-dessus de la Beauté elle-même,
l'Anarchie
élevée au rang de Jugement dernier!


Je sais, tu fus un ange,
puisque tu renonças à la sécurité
pour suivre la voix
qui t'appelait au martyre!


Mais, si tu fus un ange,
force est de constater
que tu fus un ange déchu!
Or, le royaume des cieux
ne sera jamais à vous,
ô anges déchus,
car il y va du Corps,
du Coeur et de l'Âme
du Monde!


Ô djinns dévoyés,
vous ne serez jamais
que les xiphophores du néant!


LE TRAGEDIEN DU SOLEIL

RECUEIL INEDIT. MARS 2005