Baudelaire, Ange des Tropiques


Ô toi, la plus sereine
et la plus pérenne
des âmes hantées et harassées,
ô toi, la plus agitée
et la plus tourmentée
des oriflammes immuables et éternelles,
ô toi, le plus princier
et le plus fastueux
de tous les princes
qui ont vu le jour à Paris,
je te voue une reconnaissance
illimitée et perpétuelle
pour t'avoir rencontré
à l'aube du chemin de ma vie!


Et certes, ma jeunesse folle à ses débuts,
ignorante du joug spirituel,
et rebelle à la peine intellectuelle,
car en proie au mauvais goût du siècle,
jetait dans le même opprobre
tous les grands poètes du temps passé
et n'éprouvait que l'immodéré désir
de la nouveauté à tout prix
dont est exclu
tout art poétique véritable!


Plus tard, alors que les Muses
commençaient à se pencher sur moi
et à me visiter durant les nuits blanches,
et bien que mon goût
ne fût pas assez formé encore,
pour pouvoir sentir
les beautés des ouvrages d'esprit,
je distinguai, parmi tous tes écrits,
cette phrase extraordinaire
où tu proclamais la nécessité
de l'ivresse en toute chose!
Et ce ne fut pas sans me valoir
le surnom de Baudelaire!


Mais, dès ma première maturité,
je me suis mis à méditer tes poèmes
dont l'excellence
m'apparaissait surtout
dans les parties où tu manifestes
l'exil immémorial du poète,
loin du pays de cocagne,
dans les contrées altérées de supplices infâmes
et fauchées par la souffrance,
chassé du Paradis
et réfugié sur une haute et abrupte falaise,
cernée de toutes parts
par l'onde amère
où s'engouffrent les pleurs
et se tendent les lamentations,
sous un ciel sombre, despotique et muet,
et, chose terrifiante en soi,
vide désespérément
de dieux et de déesses!


Et j'étais accablé
de ton impuissance à t'accommoder
au caractère même de la modernité
et je me sentais pénétré
par l'immense, l'infini ennui
que tu ressentais
au milieu des fruits du Progrès
joyeux à l'extérieur
et pleins de promesses nouvelles,
mais vénéneux dès qu'on y touche!


Aujourd'hui, de même que je sais saluer
une aube d'été en Attique
ou un coucher de soleil à Marrakech,
je sais, par là-même,
me vouer à l'immobilité,
avec tout ce qu'elle entraîne,
dans son sillage d'or,
d'éternité, de loisir, de calme,
de faste et de volupté!


Oui, je sais désormais lire
entre les lignes
dans ton âme, ainsi que dans ton coeur,
par-delà ton extravagance de seigneur,
par-delà ta vie paradoxale
et, par-delà même ta morale singulière,
je reconnais en toi, avant tout,
le plus grand des hérauts de l'Amour,
le plus gai des martyrs de Vénus
et le plus pathétique
des voyageurs de la Beauté!


Car tu es le seul,
de tous les auteurs à l'existence douloureuse,
à avoir connu cette insigne fierté,
mêlée de terreur panique,
à travers le femme,
tour à tour adorée et détestée,
successivement Madone
et esclave maure,
passante inoubliable
et docile Malabaraise
à la hanche large,
oui, tu es le seul à avoir eu
à ses pieds,
à travers le femme à jamais recherchée
et goûtée,
tout le firmament
avec ses constellations, ses galaxies,
ses comètes et ses déesses éloquentes,
toute la mer
avec ses baleines et ses cachalots,
ses éponges et ses coraux
et ses hippocampes aux formes étranges,
toute la terre du printemps
avec ses roses et ses tulipes,
ses oeillets et ses roses trémières,
ses anémones et ses coquelicots,
toute la vaste terre
ramassée sous un dais éblouissant
de palmes magnificentes
ou peinte avec des couleurs immortelles
sur les parois des Portiques ancestraux,
cette terre qui n'est,
d'un bout à l'autre de son immensité,
qu'un Paradis avec ses tigres indomptés,
ses lionnes fauves et ses blancs éléphanteaux,
avec ses paons bleus et ses cygnes sauvages
et ses aras multicolores
et ses rossignols d'Athènes et de Grenade!


Oui, plus qu'un roi de la douleur,
conspué et hué à l'envi
par la foule obscure des médiocres,
plus qu'un spadassin du spleen,
tu es un ange des Tropiques,
un séraphin du Grand Sud,
un trouvère de la douce France,
gothique ou baroque,
qui sans balancer un seul instant,
tel un chevalier errant,
redresseur de torts
et réparateur des injustices,
s'élance dans l'aventure
qui consiste à libérer une princesse
enfermée dans un château
battu des vents!


Oui, plus qu'un nostalgique
des époques héroïques du genre humain,
tu es le mémorialiste
du séjour dans l'Eden
où un jour l'homme et la femme
retourneront
pour y vivre, pour y aimer,
et pour y porter témoignage éternel
des martyrs qui par le passé
ont versé leur sang,
réclamé par le Futur vorace
que seule la douleur assouvit!


L'ANGE DES TROPIQUES

RECUEIL INEDIT. MARS 2005